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personnage si inculte d’aspect, si cultivé d’esprit, lorsqu’un coup de cloche s’étant fait entendre, nous nous empressâmes de rassembler nos affaires. « N’ayez pas peur, nous dit-il en riant, le train ne partira pas sans moi. C’est moi qui suis le cocher. » En effet, c’était noire mécanicien, et, quelques minutes après, nous le vîmes sur sa machine, du haut de laquelle il nous fit un signe d’amitié.

Le trajet d’Ogden à Salt Lake City dure environ une heure. Pendant ce trajet, nous fîmes connaissance avec un juge du pays, appointé par le gouvernement fédéral, étranger par conséquent aux mormons et pouvant en parler avec indépendance. Je lui demande comment, la polygamie ayant été interdite par un bill du congrès (ce que je venais d’apprendre), les mormons pouvaient cependant continuer à la mettre en pratique. Il m’explique que l’application de cette loi a été jusqu’à présent tenue en échec par l’impossibilité de trouver dans le territoire d’Utah des femmes pour porter plainte, des témoins pour déposer, et des jurés pour condamner. Notre nouvelle connaissance est au reste très sévère pour les mormons. « Ce sont, nous dit -il, des gens licencieux et débauchés qui vivent dans la luxure. La polygamie ne sert qu’à cacher le désordre de leurs mœurs, et la promiscuité des femmes qui règne parmi eux. » Ceci est quelque peu contraire à ce que le vieux mormon nous a dit la veille. Aussi j’insiste. « Est-ce que, lui demandai-je, indépendamment de la polygamie, qui est assurément un grand désordre, les mœurs des mormons sont très mauvaises ? Hier nous nous sommes laissé dire que l’adultère et les naissances naturelles étaient inconnues parmi eux. — Pour être juste, repartit le juge, on ne peut pas dire qu’ils aient précisément de mauvaises mœurs. Hommes et femmes se marient de très bonne heure, et les mormons ont su très habilement persuader à leurs femmes que leur bonheur dans l’autre vie dépendait de celui qu’elles auraient su procurer à leurs maris ici-bas. Aussi leurs maris sont-ils des demi-dieux pour elles, les instrumens de leur bonheur à venir, sans l’aide desquels elles ne sauraient parvenir à leurs destinées bienheureuses. C’est à cause de cela qu’elles leur sont scrupuleusement fidèles, et comme juge je n’ai jamais eu à connaître d’un seul cas d’adultère. — C’est déjà quelque chose, ne puis-je m’empêcher de lui dire, d’autant plus que cette fidélité si peu payée de retour n’est pas sans quelque mérite. Mais est-il vrai également, comme ils le prétendent, qu’ils soient très supérieurs aux gentils sous tous les autres rapports et que les crimes soient très rares parmi eux ? — La population des gentils qui habile le territoire d’Utah, reprit le juge avec un certain embarras, laisse quelque peu à désirer sous le rapport de la moralité. Ce sont très souvent des aventuriers qui viennent ici, comme ils venaient autrefois en Californie, attirés par les richesses minières