Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/30

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ligne que j’ai suivie, je veux dire l’examen rationnel et critique. Jusqu’ici, j’espérais qu’après avoir parcouru le cercle du doute, je reviendrais au point de départ ; j’ai totalement perdu cette espérance ; le retour au catholicisme ne me semble plus possible que par un recul, en rompant net la ligne où je me suis engagé, en stigmatisant ma raison, en la déclarant une fois pour toutes nulle et sans valeur, en la condamnant au silence respectueux. Chaque pas dans ma carrière critique m’éloigne de mon point de départ. Ai-je donc perdu toute espérance de revenir au catholicisme ? Ah ! cette pensée serait pour moi trop cruelle. Non, monsieur, je n’espère plus y revenir par le progrès rationnel ; mais j’ai été souvent assez près de me révolter à tout jamais contre un guide dont parfois je me défie. Quel serait alors le mobile de ma vie ? Je ne sais ; mais l’activité trouve partout son aliment. Croyez bien qu’il faut que j’aie été rudement éprouvé, pour m’êlre arrêté un instant à une pensée qui me paraît plus affreuse que la mort. Et pourtant, si ma conscience me la présentait comme licite, je la saisirais avec empressement, ne fût-ce que par pudeur humaine.

Au moins ceux qui me connaissent avoueront, j’espère, que ce n’est pas l’intérêt qui m’a éloigné du christianisme. Tous mes intérêts les plus chers ne devaient-ils pas m’engager à le trouver vrai ? Les considérations temporelles contre lesquelles j’ai à lutter eussent suffi pour en persuader bien d’autres ; mon cœur a besoin du christianisme ; l’évangile sera toujours ma morale ; l’église a fait mon éducation ; je l’aime. Ah ! que ne puis-je continuer à me dire son fils ? Je la quitte malgré moi ; j’ai horreur de ces attaques déloyales où on la calomnie ; j’avoue franchement que je n’ai rien de complet à mettre à la place de son enseignement ; mais je ne puis me dissimuler les points vulnérables que j’ai cru y trouver et sur lesquels on ne peut transiger, vu qu’il s’agit d’une doctrine où tout se tient et dont on ne peut détacher aucune partie.

Je regrette quelquefois de n’être pas né dans un pays où les liens de l’orthodoxie fussent moins resserrés que dans les pays catholiques. Car, à tout prix, je veux être chrétien ; mais je ne puis être orthodoxe. Quand je vois des penseurs aussi libres et aussi hardis que Herder, Kant, Fichte, se dire chrétiens, j’aurais envie de l’être comme eux. Mais le puis-je dans le catholicisme ? C’est une barre de fer ; on ne raisonne pas avec une barre de fer. Qui fondera parmi nous le christianisme rationnel et critique ? Je vous avouerai que je crois avoir trouvé dans quelques écrivains allemands le vrai mode de christianisme qui nous convient. Puissé-je voir le jour où ce christianisme prendra une forme capable de satisfaire pleinement tous les besoins de notre temps ! Puissé-je moi-même coopérer à cette grande œuvre ! Ce qui me désole, c’est que peut-être il faudra un jour être prêtre pour cela, et je ne peux me faire prêtre sans une coupable hypocrisie.