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Pardonnez-moi, monsieur, ces pensées qui doivent vous paraître coupables. Vous le savez, tout cela n’a pas en moi une consistance dogmatique, et, au milieu de tous ces troubles, je tiens encore à l’église, ma vieille mère. Je récite les psaumes avec cœur ; je passerais, si je me laissais aller, des heures dans les églises ; la piété douce, simple et pure me touche au fond du cœur ; j’ai même de vifs retours de dévotion. Tout cela ne peut coexister sans contradiction avec mon état général. Mais j’ai pris là-dessus franchement mon parti ; je me suis débarrassé du joug importun de la conséquence, au moins provisoirement. Dieu me condamnera-t-il pour avoir admis simultanément ce que réclament simultanément mes différentes facultés, quoique je ne puisse concilier leurs exigences contraires ? N’y a-t-il pas des époques dans l’histoire de l’esprit humain où la contradiction est nécessaire ? Du moment où l’examen s’applique aux vérités morales, il faut qu’on en doute, et pourtant, durant cette époque de transition, l’âme pure et noble doit encore être morale, grâce a une contradiction. C’est par un tour analogue que je parviens par momens à être à la fois catholique et rationaliste ; mais prêtre, je ne puis l’être ; on n’est pas prêtre par momens, on l’est toujours.

Les bornes d’une lettre m’obligent à terminer ici la longue confidence de mes luttes intérieures. Je bénis Dieu, qui me réservait de si pénibles épreuves, de m’avoir mis en rapports avec un esprit comme le vôtre, qui sait si bien les comprendre et à qui je peux les confier sans réserve.


M. *** fit à ma lettre une réponse pleine de cœur. Il n’y combattait plus que faiblement mon projet d’études libres. Ma sœur, dont la haute raison était depuis des années comme la colonne lumineuse qui marchait devant moi, m’encourageait, du fond de la Pologne, par ses lettres pleines de droiture et de bon sens[1]. Je pris ma résolution dans les derniers jours de septembre. Ce fut un acte de grande honnêteté ; c’est maintenant ma joie et mon assurance d’y penser. Mais quel déchirement ! De beaucoup, c’était ma mère qui me faisait le plus saigner le cœur. J’étais obligé de lui porter un coup de poignard, sans pouvoir lui donner la moindre explication. Quoique fort intelligente à sa manière, ma mère n’était pas assez instruite pour comprendre qu’on changeât de foi religieuse parce qu’on avait trouvé que les explications messianiques des Psaumes sont fausses, et que Gesenius, dans son commentaire sur Isaïe, a raison sur presque tous les points contre les

  1. Ce que fut pour moi ma sœur à ce moment suprême de ma vie, je l’ai dit ailleurs, dans un opuscule que l’extrême discrétion de mon amie et son aversion pour le bruit du monde m’ont empêché de donner au public.