Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/302

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les trottoirs on ne rencontre que des Chinois, et que les boutiques ne sont tenues que par des Chinois. Sur trois de ces boutiques, il y en a généralement une où l’on vend de l’opium ; et une autre qui est occupée par un barbier. Je descends dans le sous-sol d’une de ces maisons. C’est là que logent les ouvriers chinois, entassés dans des caves sordides, couchant dans des lits superposés les uns au-dessus des autres, dans une atmosphère fétide, dans une saleté inimaginable, mais se consolant avec de l’opium. J’entre un instant au théâtre. Un nombreux public assiste impassible à une pièce militaire où des armées composées de part et d’autre d’une demi-douzaine de soldats se poursuivent et se culbutent. Je me crois à la représentation de quelque Grande-Duchesse chinoise. Je me trompe. C’est un long drame historique racontant les exploits de je ne sais quel Napoléon chinois. Tous les soirs, on joue un certain nombre d’actes et la pièce doit Dürer un mois. Wagner est dépassé. Enfin je rentre à l’hôtel et après sept jours de voyage, je prends un repos bien gagné.

Le lendemain, en route pour le Pacifique. Je me suis informé à l’hôtel des moyens d’y parvenir. On m’a expliqué qu’il fallait prendre d’abord le tramway, puis l’omnibus. C’est on ne peut plus prosaïque. Cependant le trajet en tramway m’intéresse vivement, le procédé de traction étant pour moi tout nouveau. Déjà, la veille au soir, en me promenant dans les rues de San-Francisco, je m’étais demandé si je n’étais pas le jouet d’une hallucination causée par la fatigue du voyage, en voyant passer devant moi deux lourds cars chargés de monde qui marchaient sans bruit et d’une allure assez rapide, sans être traînés ni par des chevaux ni par une locomotive. Mais j’étais trop fatigué pour tenter d’approfondir le mystère, dont j’ai eu l’explication le lendemain. Ces cars qui circulent sur des voies parallèles sont remorqués par un câble sans fin, en fil de fer tressé, qui passe dans une rainure creusée entre les deux rails et qui est mis en mouvement par une machine à vapeur située à moitié chemin d’un trajet de 3 kilomètres environ. Un levier placé dans la main du conducteur fait mouvoir une sorte de griffe qui agrippe solidement au câble la voiture ou plutôt les deux voitures, car la force de traction du câble est suffisante pour entraîner deux véhicules à la fois. Pour les arrêter presque instantanément il suffit de lâcher la griffe et de serrer les freins. Ainsi remorquées, ces voitures remontent ou descendent d’une allure toujours égale les pentes les plus raides, s’arrêtent et repartent à volonté pour laisser ou pour prendre des voyageurs, et ne font ni bruit ni fumée, comme les tramways à vapeur. Impossible d’imaginer une manière de cheminer plus agréable, plus rapide et moins dispendieuse, les frais de premier établissement étant infiniment moins élevés que ceux d’un tramway à vapeur ou à chevaux.