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Je quitte le tramway et je monte dans l’omnibus qui m’a été indiqué. C’est une sorte de break conduit, non par un Américain, mais par un Anglais (je m’en aperçois tout de suite à l’accent), très fier de sa nationalité. Nous cheminons à travers des dunes, sur lesquelles sont éparpillées quelques rares maisons. C’est de ce côté que San Francisco est destiné à se développer en s’étendant vers la mer ; mais, pour le moment, ce sont des collines incultes. Tout à coup les dunes se resserrent en un défilé assez étroit qui aboutit à un hôtel devant lequel l’omnibus s’arrête. C’est le Cliff house, où l’on m’invite à entrer. Mais je suis parfaitement résolu à ne pas avoir d’un balcon d’hôtel ma première vue du Pacifique. Aussi je grimpe sur une petite colline qui s’élève derrière la maison. Arrivé au sommet, je me retourne, et, pour la première fois depuis mon départ de New-York, l’impression que j’éprouve n’est pas une déception. Devant moi s’étend un horizon de mer immense. À gauche, la côte s’allonge sablonneuse et basse, aussi loin que l’œil peut la suivre. À droite, elle se relève en rochers brûlés par le soleil, d’une belle couleur rouge, au pied desquels la mer brise ses flots bleus. C’est ce qu’on appelle la Porte d’Or (the Golden Gate), l’entrée de la mer dans la baie San-Francisco. Ce premier plan de rochers est surmonté d’une chaîne de montagnes violettes qui se continue et se perd dans un lointain vaporeux. Ce bleu dur de la mer, ce rouge foncé des rochers, ce violet pâle des montagnes forment par leur contraste le plus bel effet de couleur que j’aie vue de ma vie. C’est la grâce de Cannes et la grandeur de Biarritz, le charme de la Méditerranée et la majesté de l’Océan. Jamais non plus je n’ai contemplé un horizon aussi étendu et qui vous donne à un pareil degré l’impression de l’immensité. De quelque côté qu’on tourne ses regards, pas une terre en vue. Je ne sais quoi vous fait sentir que vous êtes en présence de la plus vaste mer du globe, sur laquelle vous pourriez naviguer dans tous les sens, des jours et des jours, sans rencontrer autre chose que des îles qui sont à peine des points sur sa surface, et jamais je n’ai éprouvé à un degré semblable le sentiment de la grandeur du monde. Je sais bien ce que pourront dire contre cette impression les personnes à esprit positif : c’est que de la plage de Biarritz ou de Nice, voire même de celle de Trouville, on n’aperçoit non plus aucune terre, et que, par conséquent, la vue du Pacifique ne saurait rien avoir de plus imposant que celle de l’Océan ou de la Manche ; en un mot, que c’est là pure affaire d’imagination. Imagination, soit, je le veux bien ; mais défendre à l’homme les jouissances de l’imagination, ne serait-ce pas lui retrancher du même coup la part la plus solide de son bonheur ?

Heureusement pour moi, il fait un temps magnifique, la seule vraiment belle journée que j’aie eue depuis mon départ de New-York.