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deux batz, vingt-quatre sous (c’est-à-dire probablement le double de sa valeur), j’en achète un gros sac qui me fournit pour ma route une ample provision. Les impressions qu’on éprouve sont de plus en plus méridionales, et il faut un effort de mémoire pour se rappeler qu’on est encore aux États-Unis. Il n’est pas une station qui ne porte un nom espagnol. L’architecture des maisons est celle qu’on adopte dans les pays où la grande préoccupation est de se préserver du soleil : des toits plats, des fenêtres étroites et de grandes verandahs au rez-de-chaussée. Parfois on aperçoit de vieux couvens, de vieilles églises délabrées avec leurs clochers à jour dont on a enlevé les cloches. Les habitans qu’on voit aux alentours des stations ont même conservé quelque chose des costumes espagnols, les hommes le grand chapeau noir à larges bords, les femmes la coiffure en cheveux et les ajustemens noirs et rouges. Mais, sauf cela, tout souvenir de l’Espagne, l’antique reine de ces contrées, a disparu.

Quelques heures après avoir quitté Los Angeles, le chemin de fer pénètre dans une région toute différente, et il est impossible d’imaginer un changement plus brusque. Le golfe de Californie, dont on connaît l’étroitesse et la profondeur, pénétrait, il y a je ne sais combien de milliers d’années, encore plus avant dans les terres. Peu à peu il s’est retiré, laissant à sec son ancien lit, qui est aujourd’hui à 300 pieds au-dessous du niveau de la mer. C’est dans ce lit que le chemin de fer descend par une pente insensible et il finit par courir sur le sable fin qui dormait autrefois au fond de l’océan. Des traverses sont posées sur le sable ; des rails sur ces traverses ; point de talus ; point de clôtures. À droite et à gauche, s’élèvent des montagnes qui formaient autrefois les rives du golfe. Après tant de siècles écoulés, l’œil discerne parfaitement la ligne où affleuraient autrefois les eaux. Au-dessous de cette ligne les rochers ont conservé la couleur verdâtre des récifs qu’à marée basse la mer laisse à découvert. Au-dessus ils ont pris, sous l’action continue des rayons du soleil, une teinte rougeâtre et comme brûlée. La ligne de démarcation est droite et nette à l’œil comme si elle avait été tirée au cordeau. Il en est de même sur les pics isolés qui s’élèvent au milieu du sable et qui devaient former autrefois des îles. Mais peu à peu les montagnes s’éloignent et s’abaissent ; le chemin de fer roule en plein désert de sable, soulevant par sa marche des tourbillons d’une poussière fine qui pénètre dans les wagons malgré les doubles fenêtres hermétiquement fermées. Aucun être vivant ; aucune trace de végétation ; rien que le ciel et le sable. C’est le désert dans toute sa grandeur, son éclat et sa beauté. Toutes les deux heures environ, le train s’arrête à une station, c’est-à-dire à une cahute située auprès d’un dépôt de charbon et d’un réservoir d’eau alimenté par