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mon dépit. Fort heureusement pour moi, une gigantesque affiche m’apprend que, sur une petite colline voisine, on peut acheter à très bon compte des terrains d’où l’on jouit d’une vue magnifique. « Voilà mon affaire, me dis-je, » non que je veuille acheter un terrain, mais je voudrais bien jouir de la vue. Après tant de déceptions, j’éprouve cependant encore un peu de méfiance, et ce n’est pas sans appréhension que j’arrive au sommet de la colline. Enfin je suis à demi récompensé, car j’aperçois le Mississipi se déroulant au loin dans toute sa largeur. Un peu avant d’arriver à Saint-Louis, il fait un coude, et son lit est si large, son cours si lent qu’on dirait un lac à l’eau dormante. Ses bords marécageux et les îles couvertes de jonc, qui, par endroits, divisent son lit en plusieurs bras, en gâtent bien un peu l’aspect. Mais ses eaux, d’un bleu pâle, ne sont point encore souillées par toutes les impuretés qu’y déversent les fabriques de Saint-Louis, et leur allure paisible n’est point sans grandeur et sans grâce. Quand on songe qu’à pareille distance de son embouchure, il a cette largeur et qu’il a déjà traversé plusieurs centaines de lieues de pays, on comprend cette légende que les Indiens attachaient à son nom. C’est bien le père des eaux, le maître fleuve de ce grand continent, auprès duquel tout, dans notre vieille Europe, plus vraiment pittoresque peut-être, paraît cependant taillé petitement. Aussi, suis-je singulièrement captivé par ce dernier aspect de la nature américaine à laquelle j’aurai trouvé jusqu’au bout plus de grandeur que de charme, et ce n’est pas sans peine que je m’arrache à cette contemplation pour rentrer à Saint-Louis. Le soir, je m’embarque en chemin de fer, et, après quarante heures de route, je débarque à New-York, à la gare du Pennsylvania Railroad, dont je suis parti, ayant accompli mon programme de point en point et fait en dix-huit jours (dont quatorze en chemin de fer) un voyage circulaire de plus de deux mille cinq cents lieues. À peine arrivé, je me précipite au bureau de la compagnie transatlantique et là j’apprends que le bateau par lequel je devais revenir, retardé par une tempête, n’est pas encore arrivé. Fort heureusement, il n’en est pas de même du paquebot de la compagnie anglaise des Cunard, qui devait partir le même jour et sur lequel je retiens immédiatement mon passage. Le surlendemain, je quitte New-York, accompagné jusque sur le quai du départ par l’expression d’un amical regret, et lorsque je vois rapidement disparaître ces figures amies, je suis étonné de surprendre en moi-même, mêlée à l’immense joie du retour, la tristesse du sentiment de l’adieu.