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À BORD DU GALLIA.

30 novembre-9 décembre.

Ballotté pendant dix jours entre le ciel et l’eau sur une mer grise par un temps maussade, à bord d’un bâtiment où je ne connais personne, sauf un charmant jeune ménage américain malheureusement marié de la veille, je me sentirais envahi par un profond ennui si je n’employais ces dix jours à mettre un peu d’ordre dans mes souvenirs qui s’entre-choquent dans ma tête, au milieu d’une confusion inexprimable et si je ne cherchais du sein de cette confusion à dégager mon-impression d’ensemble. C’est cette impression que je voudrais résumer ici en cherchant à recouvrer la liberté de mon jugement, jusqu’ici un peu enchaînée peut-être par la cordialité de l’accueil que nous avons reçu.

Il me paraît impossible d’avoir visité les États-Unis, et surtout de les avoir traversés, sans éprouver le sentiment qu’on se trouve en présence d’un peuple singulièrement vigoureux, valide, exubérant de jeunesse et d’activité. Ceux qui parlent de la décadence des États-Unis, ceux-là n’y ont jamais mis les pieds, ou y ont été avec un parti-pris, ce qui est absolument la même chose. L’avenir agricole et industriel qui s’ouvre devant eux est indéfini. C’est à peine s’ils ont commencé à exploiter la moitié de leurs richesses de toute nature, et ils ne paraissent pas disposés à laisser ces richesses dormir dans le sol. Quand un peuple est laborieux, actif, industrieux, voire même un peu âpre au gain, quand à son activité, à son industrie, à son amour du gain, la nature offre des élémens qui semblent inépuisables ; quand, chaque année, un sang nouveau vient s’infuser dans ses veines et que la seule difficulté qui retarde son développement est la disproportion de son territoire à sa population, on peut pousser la logique de doctrines respectables jusqu’à prédire sa fin prochaine, mais on s’expose à se voir donner par les faits de cruels démentis.

Est-ce à dire qu’il faille chercher chez les Américains le modèle politique que si longtemps les théoriciens de la république ont offert à notre admiration, et regarder de l’autre côté de l’Atlantique pour y trouver le spectacle d’une démocratie sage, pure et bien réglée ? Celui qui répondrait affirmativement à cette question ferait sourire les Américains eux-mêmes. Il suffit, en effet, d’ouvrir un de leurs journaux et de lire la véhémence des accusations portées par les partis les uns contre les autres (accusations dont il faut même, si l’on veut se former un jugement équitable, rabattre