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s’aventureraient pas à le témoigner ouvertement. Dans ce pays où la séparation de l’église et de l’état est un principe absolu, la conception de ce qu’on appelle chez nous l’état laïque, c’est-à-dire d’un pouvoir indifférent en théorie, en pratique hostile à toute influence religieuse, n’entre dans l’esprit de personne. J’en puis donner une preuve. À la fin de la guerre de sécession, le président Lincoln avait établi un jour de fête nationale : the Thanks giving day, le jour d’actions de grâces, où tous les citoyens étaient invités à se rendre dans l’église de leur culte respectif pour y remercier Dieu des bénédictions répandues par lui sur l’Union et pour lui demander la continuation de ses faveurs. Ce pieux usage a été maintenu par les successeurs de Lincoln, et j’étais en Amérique lorsque le président Arthur, dans un langage très élevé, a adressé à ses concitoyens une proclamation pour les engager à célébrer avec pompe le Thanks giving day. L’appel a été entendu, et il n’y a pas un édifice religieux depuis les splendides cathédrales catholiques, qui sont l’ornement des grandes villes, jusqu’aux plus modestes chapelles indépendantes, où les citoyens de l’Union ne se soient assemblés, obéissant à une même pensée religieuse. Au point de vue de la moralité sociale, il y a là une garantie qui vaut peut-être celle de l’instruction civique. Je résumerai donc mon impression en disant que, s’il y aurait de notre part trop de modestie à nous humilier devant les Américains, il pourrait bien se faire cependant qu’ils fussent en train de revenir des excès où nous allons et de remonter la pente que nous descendons.

Il est une autre impression, celle-là très vive, presque poignante, que j’ai éprouvée là-bas, et que je ne tairai pas, si douloureuse qu’il soit de l’exprimer. Il est impossible, je ne dis pas seulement de traverser l’Amérique, mais encore de jeter les yeux sur la carte de ce vaste continent sans être frappé de la place qu’y ont tenue autrefois l’influence et le nom de la France. Sans même parler du Canada et de la Louisiane, qu’elle a possédés si longtemps, ce sont des explorateurs français, comme Lasalle, ou des jésuites, comme le père Marquette, qui ont découvert ses principaux lacs, reconnu le cours de ses plus grands fleuves et fondé les premières stations destinées à devenir dans ces contrées encore sauvages les avant-postes de la civilisation. La Nouvelle-Orléans, Saint-Louis, Sainte-Croix, Sainte-Geneviève, Vincennes, Versailles, ces noms français qu’on lit à chaque instant sur la carte de l’Amérique sont là pour rappeler ces glorieux souvenirs. Maintes fois, en entendant ainsi à l’improviste retentir un de ces noms, je me suis rappelé ces deux vers d’une vieille romance un peu démodée, comme toutes les romances, qui a charmé la génération de 1830, au temps heureux où l’on rêvait de reconquérir la frontière du Rhin :