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Triste et rêveur, moi, je pense à nos pères ;
Le fer en main, ils ravageaient ces bords.

Ces bords du Mississipi et des grands lacs américains, nos pères ne les ont point ravagés, ils les ont ouverts à la civilisation, et si l’on est quelque peu enclin à l’oublier en France, on s’en souvient en Amérique, où un écrivain de talent, Parkman, s’est fait en plusieurs volumes très intéressans l’historien des découvertes et de l’influence françaises. Qu’est-il resté de cette influence ? Hélas ! des noms, rien que des noms : Stat magni nominis umbra. Sur cet immense territoire au nord et au midi duquel notre puissance semblait autrefois si fortement assise, et que nos hardis pionniers ont sillonné dans tous les sens, nous ne possédons plus aujourd’hui un pouce de terre Notre langue s’oublie ; notre influence est nulle. L’Anglais qui débarque aux États-Unis entend résonner du moins l’idiome de sa patrie ; l’Allemand trouve précieusement conservés à plus d’un foyer les souvenirs et les mœurs de l’Allemagne, mais la France, où est-elle ?

J’exagère cependant en disant que l’influence française est nulle aux États-Unis ; mais on aimerait presque mieux ne pas l’y retrouver, car elle ne s’exerce que par ses côtés les plus frivoles L’Amérique nous envoie son blé, son bétail, bientôt peut-être ses minerais. Nous lui envoyons nos modes et notre littérature légère Les Américaines qui se piquent d’élégance font venir leurs robes de Paris ; on joue la Fille de Mme Angot à New-York, et on trouve chez quelques libraires la traduction de Nana. O France, chère patrie si douloureusement aimée, es-tu donc définitivement vaincue dans la grande lutte des nations, et, comme la Grèce antique en es tu réduite à te venger du monde en lui donnant tes vices !

Ah ! puisse-t-il ne pas en être ainsi et puissions-nous revoir bien tôt ces jours où ton pavillon, promené par les mers, allait commander au loin le respect de ton nom ! Mais, pendant cette éclipse momentanée de ton astre, au moins demeure fidèle à ton génie en n’essayant pas de devenir un peuple positif, calculateur et pratique ! Conserve ce qui a fait dans le passé ton charme et ta grandeur, cette flamme dont tu n’as cessé de brûler pour toutes les idées généreuses, cet amour de l’idéal auquel tu as fait tant d’imprudens sacrifices, ce sens du beau que tu sais parfois préférer à l’utile, et ne cesse jamais de mériter cet hommage qu’en des vers inspirés par la reconnaissance t’adressait un auteur américain : « O France ! je t’aime, car tu es le poète des nations ! »


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.