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Orthodoxes. Certes, il m’en coûtait aussi beaucoup de contrister mes anciens maîtres de Bretagne, qui continuaient d’avoir pour moi une si vive affection. La question critique, telle qu’elle était posée pour moi, leur eût paru quelque chose d’inintelligible, tant leur foi était simple et absolue. Je partis donc pour Paris sans leur laisser entrevoir autre chose que ces voyages à l’étranger et une interruption possible dans mes études ecclésiastiques.

Ces messieurs de Saint-Sulpice, habitués à une plus large vue des choses, ne furent pas trop surpris. M. Le Hir, qui avait une confiance absolue dans l’étude, et qui savait de plus le sérieux de mes mœurs, ne me détourna pas de donner quelques années aux recherches libres dans Paris, et me traça le plan des cours du Collège de France et de l’École des langues orientales que je devais suivre. M. Carbon fut peiné ; il vit combien ma situation allait devenir difficile et me promit de chercher pour moi quelque position tranquille et honnête. Je trouvai chez M. Dupanloup[1] cette grande et chaleureuse entente des choses de rame qui faisait sa supériorité. Je fus avec lui d’une extrême franchise. Le côté scientifique lui échappa tout à fait ; quand je lui parlai de critique allemande, il fut surpris. Les travaux de M. Le Hir lui étaient presque inconnus. L’Écriture, à ses yeux, n’était utile que pour fournir aux prédicateurs des passages éloquens ; or l’hébreu ne sert de rien pour cela. Mais quel bon, grand et noble cœur ! J’ai là sous mes yeux un petit billet de sa main : a Avez-vous besoin de quelque argent ? ce serait tout simple dans votre situation. Ma pauvre bourse est à votre disposition. Je voudrais pouvoir vous offrir des biens plus précieux… Mon offre, toute simple, ne vous blessera pas, j’espère. » Je le remerciai, et n’eus à cela aucun mérite. Ma sœur Henriette m’avait donné 1,200 francs pour traverser ce moment difficile., Je les entamai à peine. Mais cette somme, en m’enlevant l’inquiétude immédiate pour le lendemain, fut la base de l’indépendance et de la dignité de toute ma vie.

Je descendis donc pour ne plus les remonter en soutane les marches du séminaire Saint-Sulpice, le 6 octobre 1845 ; je traversai la place au plus court et j’allai prendre une chambre à l’hôtel qui occupait alors l’angle nord-ouest de l’esplanade actuelle, laquelle n’était pas encore dégagée.


ERNEST RENAN.

  1. M. Dupanloup n’était plus, à cette époque directeur du petit séminaire de Saint Nicolas-du-Chardonnet.