Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/570

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’Antoine, sur la pointe opposée du goulet. C’est là que s’élèvera un jour la ville de la victoire, Nicopolis.

Lorsqu’en 1855, les transports russes eurent évacué les établissemens du Kamtchatka, ils trouvèrent sur les côtes de la Tartarie chinoise, dans la baie de Castries reconnue pour la première fois par La Pérouse, un refuge où ils avaient tout lieu de penser qu’aucun croiseur ennemi ne viendrait les troubler. Un capitaine anglais finit cependant par découvrir leurs traces, et des forces supérieures apparurent à l’entrée de la baie. Les Russes se sauvèrent alors, comme se sauva Antoine en l’année 31 avant Jésus-Christ, par leur bonne contenance. Ils surent donner à leurs navires de charge, incapables d’opposer à un assaut hardi une résistance sérieuse, l’apparence menaçante de vaisseaux de guerre. Les Anglais hésitèrent et voulurent se réserver le temps de rassembler des moyens d’attaque plus puissans ; lorsqu’ils revinrent, les Russes avaient franchi les bancs d’un canal que jusqu’alors on avait cru un isthme et se reposaient de leurs justes alarmes dans le fleuve Amour. Semblables ruses réussissent à la guerre bien plus souvent qu’on ne pense : il faut applaudir à l’esprit ingénieux qui sait ainsi se sortir du péril ; mais on aurait grand tort déjuger avec une rigueur extrême la prudence qui s’est laissé prendre à une apparence trompeuse. Il est difficile d’apprécier exactement des forces qu’on ne peut approcher sans se mettre dans l’impossibilité de reculer, et la méprise anglaise ne mériterait guère d’être rapportée, si elle n’était la justification de l’amiral Linois abusé par un stratagème analogue dans les eaux de Poulo-Aor. Ganiteaume, i sévère pour son camarade en cette occasion, eut-il la vue plus claire devant Minorque ?

Il était donc permis à Octave de s’abuser sur la situation réelle d’Antoine ; dans le camp ennemi, les fidélités chancelantes ne s’y trompaient pas. Elles devinaient, avec cet instinct qui ne manque jamais à la trahison, que la cause pour laquelle les avaient armées un dévoûment trop prompt et un zèle irréfléchi était, depuis l’arrivée d’Octave en Épire, une cause tout à fait désespérée. Domitius, le premier, monte sur une barque légère, se glisse hors du port et va offrir ses services à César. Antoine ne s’indigne pas, il ne maudit pas la fortune : il renvoie au transfuge ses équipages et ses serviteurs que Domitius n’a pas pris le temps d’emmener. Que de douceur envers le sort contraire ! Que d’indulgence pour un si cruel abandon ! L’histoire ne se laissera-t-elle pas un peu attendrir en faveur de ce géant naïf qui, après avoir été un lieutenant fidèle, rencontre chez ses lieutenans une si grande hâte à déserter ses drapeaux ? Le branle est donné : deux rois à leur tour passent à l’ennemi. Le temps presse ; il faut se résoudre à prendre un parti, avant que l’armée se dissolve. La Grèce n’est plus tenable ; on l’a trop pressurée. Gagner la Thrace ou la Macédoine, ainsi que le conseille Canidius,