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seigneurs bien vêtus reviennent et font chatoyer leurs maillots de soie. Soudain, au milieu d’eux, Triboulet apparaît. Ici, enfin, le jeu de l’acteur nous émeut. La figure contractée à la fois par la douleur et par une grimace de son métier, le bouffon s’avance parmi les groupes de gentilshommes ; il rit, et l’on sent que les larmes qu’il dévore lui retombent en gouttes de plomb fondu sur le cœur ; il n’a rien dit encore : une angoisse nous saisit, et nous frémissons de ce frémissement que nous n’aurons éprouvé qu’une fois dans cette soirée. M. de Pienne chante sa chanson, et Triboulet, les dents serrées, d’une voix stridente, achève le refrain. Toutes les mains battent, et le pire observateur verrait qu’elles sont heureuses de battre. Il est dommage que l’auteur insiste, et que l’effet de ces deux répliques aille s’émietter en quinze autres. Mais voici que le tonnerre éclate : c’est la grande, la terrible scène où Triboulet réclame sa fille. Nous l’attendions, cette fameuse scène ; nous pensions y trembler ; elle soulèverait des transports d’enthousiasme et peut-être encore des cris de colère :


Courtisans ! courtisans ! Démons ! race damnée !


Comment le public du cinquantenaire accueillerait-il cette apostrophe et de quelles oreilles entendrait-il ces vers :


Au milieu des huées,
Vos mères aux laquais se sont prostituées !


Hélas ! l’enthousiasme n’a pas à combattre la colère ni la colère l’enthousiasme. À tous les spectateurs, à tous, même aux plus décidés partisans de l’ouvrage, la scène paraît pénible, odieusement pénible. Oh ! combien sont longues les imprécations de ce père, sa mercuriale politique et sa philippique sociale devant cette porte qui le sépare à peine du déshonneur de sa fille ! Combien longues ensuite ses prières et ses génuflexions ! Et qui garde cette porte ? Et devant qui s’agenouille cet homme ? On a beau savoir que ces mannequins décorés de noms historiques sont des mannequins et non des personnes, on éprouve quelque malaise à les voir s’aligner et se former en bataille contre cet infirme, à voir ces grands noms s’entasser pour boucher à ce père l’entrée de la chambre du roi, et ces mains qui prétendent manier l’épée s’étendre comme des mains d’automate, dans une lutte froidement réglée, pour rejeter sur le parquet ce comédien haletant de sa tirade.

Blanche reparaît, éperdue, égarée, — moins égarée cependant et moins éperdue que la situation ne l’exige ; mais c’est le tort d’une telle situation qu’elle est à la fois malséante à l’esprit et inexprimable aux yeux, du moins tant que notre théâtre n’aura pas les licences du théâtre