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DANS LE MONDE.

murmure voisin d’un fleuve et le brouhaha lointain d’une cité, revêtait, par ce commencement de soirée limpide, des séductions charmeresses. C’était l’heure où s’accoudent volontiers aux parapets des ponts les désespérés et les joyeux, tous ceux que le fardeau d’un bonheur trop intense ou d’une infortune trop lourde oblige à s’arrêter, de temps à autre, pour reprendre haleine. Le bruit sourd de la cité grouillante semble un écho de fête ou de tourmente qu’on a voulu fuir, mais qu’on écoute encore, le trouvant plein de souvenirs ; la crête des monumens s’enlève en un relief adouci sur le fond d’un ciel étroit que le crépuscule pâlit ; les flots jaunes, roulant entre leurs rives de pierre, semblent emporter au loin le triste reflet des misères urbaines : les lignes, les couleurs, les sons, tout est atténué, poétisé, embelli ; à cette heure-là, on rêve aussi bien au bord de la Seine que dans les solitudes agrestes, et l’on a de plus l’accompagnement en sourdine de cette musique sans pareille que fait la vie lointaine de tout un peuple qui travaille et s’amuse.

Les voitures qui rentraient du bois bifurquaient sur la place de la Concorde, les unes prenant la rue Royale, les autres passant les ponts ; toutes marchaient bon train, et c’était à peine si l’on avait le temps d’apercevoir, au fond des coupés, la silhouette gracieuse de femmes élégantes, un peu inclinées vers la portière pour reconnaître au vol les équipages qui les croisaient ou les dépassaient. — Roger ne savait où dîner ; sans pouvoir dire pourquoi, il lui eût été impossible, ce soir-là, de retourner à Versailles et presque aussi impossible de dîner chez sa mère. Il gagna les boulevards et les remonta jusqu’à la porte Saint-Martin, goûtant une jouissance nouvelle à se mêler au piétinement sur place de cette foule bizarre qui ne se trouve à l’aise que sur les trottoirs encombrés dont la poussière ou la boue est si douce à ses pieds. Il se sentit bientôt envahir par un irrésistible besoin de plaisir ; tous ces gens qui avaient l’air d’être en quête d’une soirée folâtre, ces femmes même, l’œil éhonté et la démarche conquérante, dont le contact lui eût répugné, ces restaurans qui se remplissaient, ces théâtres qui allaient s’ouvrir, tout ce mouvement boulevardier du soir le prenait dans ses ondulations berceuses et quasi lascives.

Rarement un élégant dépasse la rue Drouot. Le boulevard, d’ailleurs, n’est pas son terrain ; c’est la promenade des journalistes, des boursiers, des filles et des étrangers, ce n’est pas la sienne : il y passe, il n’y séjourne pas. Et, si, d’aventure, il s’y promène, la rue Drouot est pour lui une frontière : on ne va plus loin qu’en voiture, quand quelque affaire ou quelque théâtre vous appelle. Roger prit plaisir à passer à pied la frontière. Il marchait lentement, dévisageant les passans et surtout les passantes ; à mesure qu’il s’éloi-