Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/845

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aux troupes n’est voté que pour un an, et s’il n’était pas renouvelé, l’armée pourrait se débander, car l’autorité des chefs n’existerait plus. En Amérique, on ne veut d’armée que pour couvrir la frontière contre les Indiens : vingt-cinq mille hommes pour une population de cinquante-trois millions. Dans les républiques sud-américaines, au contraire, ce sont les colonels qui font et défont les gouvernemens. À quoi sert donc de nous faire illusion ? Même dans nos pays d’Occident, où les institutions constitutionnelles semblent avoir pris définitivement racine, elle n’existent que par la tolérance de l’armée. Supposez un souverain très décidé à faire prévaloir ses desseins et un différend comme celui de 1864-1866 en Prusse, et, assurément, ce n’est pas la volonté du parlement qui prévaudra. Nous disons volontiers que les Allemands n’ont du régime parlementaire que les apparences. Au fond, la situation est partout la même, seulement elle est chez nous à l’état latent.

En réalité, il est contre la nature des choses qu’un grand corps hiérarchisé de un million, d’hommes, dont la base doit être l’esprit d’autorité, soit soumis aux ordres ou aux caprices d’une assemblée délibérante qui change de système tous les ans et d’un ministre qu’on renvoie tous les six mois. Je veux admettre que l’armée, toute dévouée aux institutions démocratiques de son pays, abhorre jusqu’à l’idée de jouer le rôle de prétoriens et d’imposer une dictature militaire. Mais il est telle circonstance qui peut faire jaillir en un éclat ou en une catastrophe la contradiction qui est au fond des choses. Une résolution trop absurde de la chambre, le désordre dans l’administration aboutissant à la désorganisation, ou une véritable humiliation nationale peuvent amener l’armée à se dire : C’en est trop ; je suis créée non pour être le jouet de messieurs les orateurs et les politiciens, mais, pour maintenir l’ordre à l’intérieur et l’honneur du pays à l’étranger. Dangereuse situation d’esprit, car si elle se généralisait, l’usurpateur n’aurait qu’à paraître. Il trouverait sous la main les éléments d’un coup d’état. De grandes victoires pourraient faire naître le même péril sous une autre forme et pour d’autres raisons.

Si ce qui précède est vrai, et qui peut ne pas apercevoir le péril ? il paraîtra indispensable de soustraire la direction de l’armée aux fluctuations des majorités parlementaires et des perpétuels changement de cabinets. Cela est plus nécessaire encore dans une république où le chef de l’état, commandant suprême de la force militaire, n’est point permanent. J’essaierai de montrer plus loin comment ce résultat peut être en quelque mesure obtenu.