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chez moi ; mais quelle nuit je passai ! Mon sommeil ne cessa d’être troublé par les plus affreux cauchemars : j’enterrais, non pas un, mais plusieurs grands fantômes de caniches, qui persistaient à reparaître dès que j’étais parvenu à les recouvrir de terre… Un dimanche, j’étais à l’église avec ma fiancée ; Bingo nous avait suivis, et, malgré tous mes efforts pour le renvoyer, il persistait à aboyer d’une telle façon que le ministre ne pouvait réussir à publier nos bans… Le jour de la célébration de notre mariage, au moment suprême, Bingo s’élançait entre nous et avalait la bague d’alliance… Au déjeuner de noces, le caniche, à l’état de squelette, mais avec des yeux de braise, se campait sur le gâteau traditionnel, et ne voulait pas permettre à Lilian de le couper. Le fameux rosier lui-même reparaissait dans mes rêves d’une façon fantastique ; l’arbre, maintenant de grande dimension, était chargé de fleurs ; chacune d’elles contenait la miniature d’un caniche qui aboyait. À mon réveil, j’étais en train de vouloir persuader au colonel que c’étaient des dog roses.

Le lendemain, je me rendis à mon bureau ; mon pénible secret me torturait littéralement le cœur ; le spectre de ma victime se dressait devant moi ; pendant deux jours, j’hésitai à me présenter chez les Currie ; puis je finis par m’y décider, ayant réfléchi qu’une plus longue absence leur paraîtrait étrange.

Bien que ma conscience fût bourrelée de remords, je n’en pris pas moins un ton dégagé, mais si peu naturel qu’il était bien heureux pour moi que chacun fût trop absorbé pour le remarquer. Jusque-là, je n’avais jamais vu de famille si profondément atteinte par un malheur domestique ; tous trois, réunis dans le salon, essayaient en vain de lire ou de travailler ; après les salutations d’usage, la conversation s’engagea sur des sujets tellement dépourvus d’intérêt que, ne pouvant écouter éternellement de pareilles banalités, je me lançai, tête baissée, au milieu du danger, en disant :

— Je ne vois pas Bingo ; je suppose que vous l’avez retrouvé l’autre soir, colonel ?

En prononçant ces mots, je me demandais si les Currie ne seraient pas frappés par l’émotion que trahissait ma voix… ! Mais non. Le colonel se mordait convulsivement la moustache ; enfin il se décida à répondre :

— La vérité, c’est que nous n’avons pas entendu parler de lui ; il a déserté.

— Oui, Mr. Weatherhead, oui, répéta Mrs Currie d’un ton lugubre, il a déserté sans rien dire !

Il était clair qu’à ses yeux il eût dû laisser sa carte et son adresse.