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L’individu que le chien avait suivi s’appelait M. Blagg. Il tenait une petite boutique dans Endell-street et se qualifiait de charmeur d’oiseaux, bien que personne n’eût moins que lui le physique de l’emploi. C’était un grand gaillard de mauvaise apparence, coiffé d’une toque de fourrure, le nez en pied de marmite et des yeux rouges percés avec une vrille.

Lorsqu’il sut le motif qui m’amenait, il me fit entrer dans une pièce remplie de petites cages en bois, en fil de fer, en osier, toutes grouillantes de vie, et de là dans une cour de derrière, où se trouvaient deux ou trois chenils et des tonneaux :

— Le voilà ! me cria-t-il en me montrant du doigt un chien au fond du tonneau le plus éloigné ; il m’a suivi depuis Kensington jusqu’ici. Allons, Kim ! allons !

Je vis alors sortir de sa retraite, rampant, grognant, traînant sa chaîne, un chien exactement pareil à celui que j’avais tué quelques jours auparavant. Pour le coup, je crus être en présence d’un spectre, tant la ressemblance était extraordinaire, même dans les moindres détails : mèches de poil ménagées par-ci par-là sur les flancs, oreille à moitié fendue. Bien qu’à mes yeux, deux caniches noirs de mêmes proportions doivent forcément se ressembler comme deux gouttes d’encre, je n’en étais pas moins stupéfait de cette conformité. Il me parut, en ce moment, qu’une nouvelle chance m’était offerte de posséder à tout jamais la plus jolie fille du monde, et je me promis d’en profiter, me donnant pour prétexte et pour excuse que j’allais rendre le bonheur et la joie à Shuturgarden.

Un peu de hardiesse, un mensonge encore (mais le dernier) et je serais libre enfin de ne plus jamais dire que la vérité, rien que la vérité. William Blagg m’ayant fait cette question :

— Est-ce là votre chien ?

Je répondis sans hésiter :

— Oui, c’est bien lui !

— Il ne témoigne pas grande joie à vous revoir, dit M. Blagg, pendant que le caniche me regardait d’un air plus qu’indifférent.

— Oh ! ce n’est pas mon chien à moi, mais celui d’un de mes amis.

— Qui sait si vous n’êtes pas le jouet d’une illusion ? reprit-il, après m’avoir dévisagé d’une singulière façon. Je ne voudrais pas m’exposer à courir des risques… Ce soir même, je devais me présenter à Wistaria Villa, où l’on a perdu, paraît-il, un caniche qui, d’après la description, me semble en tout point conforme à celui-ci.

— C’est moi-même qui ai fait insérer cette annonce dans les journaux, m’écriai-je vivement.

Il fixa de nouveau sur moi ses yeux défians, puis reprit :