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troublait, son sommeil. — Après le dîner, vers trois heures, on servit le café dans un pavillon des jardins. À ce moment, le grand-duc aperçut Nicolas Zoubof qui mettait pied à terre et attachait, son cheval à la haie de l’enclos. Sachant bien que tous ceux de cette famille étaient ses ennemis mortels, Paul pâlit affreusement, laissa tomber sa tasse, et se tournant vers sa femme, il lui cria d’une voix étranglée : « Ma chère, nous sommes perdus ! » Il ne doutait pas que le comte, ne vînt l’arrêter et le conduire dans quelque lieu de déportation. Zoubof, la tête découverte, courait au pavillon ; il entre, tombe aux genoux du prince, lui annonce, que l’impératrice, agonise, qu’il n’y a plus d’espoir. Le visage de Paul, change de couleur ; de pâle il devient pourpre ; d’une main il relève Zoubof, de l’autre il se frappe le front en répétant : « Quel malheur ! » et des larmes tombent de ses yeux. Il commande sa voiture, s’irrite des retards qu’on met à l’atteler ; il arpente la salle d’un pas saccadé, sa frottant les mains d’un geste nerveux, embrassant tour à tour sa femme, Zoubof, Koutaïsof, et leur demandant : « La trouverai-je encore en vie ? » — « Joie ou chagrin, l’émotion l’avait mis hors de lui. On estime que ce brusque passage de la terreur à l’inespéré a violemment agi sur ses nerfs et sur son cerveau. Koutaïsof, en racontant ces faits, exprimait le regret qu’on n’eût pas saigné aussitôt son maître[1]. » — L’héritier et son épouse montèrent en voiture et partirent à la nuit tombante. Devançons-les à Sophia, la bourgade où l’on relayait à mi-route. Nous y retrouverons, Rostoptchine, qui n’espérant pas gagner Gatchina à temps, les attendait au relais.

« J’y arrivai vers six heures[2]. La première personne que je vis était Nicolas Zoubof qui avait pris les devans pour commander des chevaux et faisait tapage avec un homme auquel il donnait des ordres à ce sujet. Bien que l’heure ne prêtât pas au rire, j’entendis là un plaisant dialogue. L’homme qui disputait avec le comte Zoubof était le maître de poste, parfaitement ivre. Le comte, fidèle à son habitude de traiter les employés civils comme des porcs, lui criait : « Des chevaux ! des chevaux ! ou je t’attelle toi-même, à la voiture de l’empereur ! » A quoi le maître de poste répondait d’un ton affecté, moitié obséquieux, moitié grossier : « Excellence ! m’atteler ne serait pas merveille, mais, qu’y gagneriez-vous ? Je ne tirerais pas, quand vous me battriez jusqu’à ce que mort s’ensuive. Et qu’est-ce à dire, l’empereur ? S’il y a un empereur en Russie, que Dieu l’ait en sa

  1. Récit de Sanglène, qui dit tenir ces détails de Koutaïsof, témoin oculaire.
  2. Récit de Rostoptchine (en russe). Le texte, donné comme authentique par M. Barténief, présente des variantes assez sensibles avec la traduction publiée par M. de Ségur d’après des papiers de famille.