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garde ! Vivat pour lui, si notre mère n’est plus. » Comme le comte Zoubof continuait, un officier des écuries, Buitchkof, déboucha au galop ; derrière lui j’aperçus les lanternes d’un équipage à huit chevaux, qui amenait l’héritier. Dès que la voiture fut arrêtée, je m’approchai de la portière et pris la parole ; le grand-duc, reconnaissant ma voix, s’écria : « Ah ! c’est vous, mon cher Rostoptchine ! » Sur ce, il descendit et se mit à causer avec moi, m’interrogeant sur les détails de l’événement. L’entretien se prolongea jusqu’au moment où l’on annonça que tout était prêt ; en remontant en voiture, le grand-duc me dit : « Faites-moi le plaisir de me suivre, nous arriverons ensemble. J’aime à vous voir avec moi. » Je pris place dans un traîneau avec Buitchkof et nous galopâmes derrière l’équipage. Entre Gatchina et Sophia, l’héritier avait déjà rencontré cinq ou six courriers, porteurs de messages des jeunes grands-ducs et d’autres personnes. Prévoyant que nous en trouverions d’autres, j’ordonnai de prendre une lanterne avec une chandelle pour lire leurs dépêches. Plus de vingt messagers nous joignirent sur la route ; on leur donnait ordre de retourner, et il se forma ainsi une longue file de traîneaux à notre suite. Il n’était pas une seule des personnes ayant ou croyant avoir quelques liens avec l’entourage de l’héritier qui eût négligé de dépêcher un exprès à Gatchina avec la nouvelle ; un des cuisiniers de la cour et le fournisseur de poisson avaient loué et envoyé des courriers.

« Nous arrivâmes au palais de Tchesmé. Le grand-duc sortit de voiture. Je lui fis remarquer la beauté de la nuit. Elle était parfaitement claire et calme ; il n’y avait que trois degrés de froid ; la lune se montrait entre les nuages qui la voilaient par intervalles. Les élémens faisaient silence, comme dans l’attente d’un grand changement aux choses du monde : une immense sérénité régnait. Tandis que je parlais du temps, je vis les regards du prince fixés sur le ciel ; à la clarté de la lune, je pus apercevoir les larmes qui emplissaient ses yeux et coulaient sur ses joues. De mon côté, pénétré de la grandeur de cette journée, dévoué de cœur et d’âme à celui qui allait monter sur le trône de Russie, aimant ma patrie et me représentant fortement toutes les suites, toute la conséquence de ce premier pas, toute son influence sur les sentimens d’un monarque absolu, plein de santé, d’imagination et de fougue, mais peu habitué à se maîtriser, — je ne pus retenir un mouvement involontaire, et oubliant la distance qui nous séparait, je lui dis en le prenant par la main : « Ah ! monseigneur, quel moment pour vous ! » Sa main serra vivement la mienne, il me répondit : « Attendez, mon cher, attendez. J’ai vécu quarante-deux ans. Dieu m’a soutenu : peut-être donnera-t-il la force et la raison pour supporter l’état auquel il me