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ou deux enfans ? Cette crainte, qui va augmentant chaque jour, est une véritable maladie morale qui nous menace d’un prompt anéantissement. La prévoyance du riche est sans excuse, et mérite d’être justement flétrie.

Quant aux pauvres, j’avoue que, contrairement à M. d’Haussonville, je ne saurais m’affliger de leur imprévoyance ; car, sans eux, demain la France n’existerait plus. Chaque année, on compterait moins de naissances que de décès, et au XXIe siècle la France ne serait plus qu’un souvenir historique ; la langue française serait une langue morte.

À un certain point de vue, on peut préférer la petite et précaire aisance d’un ménage d’ouvriers, avec un ou deux enfans, à la misère noire d’un ménage où grouillent cinq, six ou huit marmots crasseux et mal nourris. La moralité et la propreté y trouveraient assurément mieux leur compte, il y aurait moins de misère, moins de haillons, moins de bouges, moins de faces patibulaires et décharnées. Il n’en est pas moins vrai que cette diminution de la misère serait l’amoindrissement de la France.

Si l’idéal qu’on poursuit est le bonheur et la richesse de quelques-uns, rien de mieux. Alors il serait à souhaiter peut-être que les pauvres n’eussent plus d’enfans du tout, car leurs enfans n’auront ni le bonheur ni la richesse. Si, au contraire, on souhaite la grandeur et l’extension de la patrie, le développement de notre civilisation et de nos idées à travers le monde, alors il ne faut pas se plaindre de cette fécondité des misérables. Ce ne sont ni les propriétaires ni les riches qui développeront efficacement l’influence française, car leur race s’éteint au bout de deux ou trois générations.

Pour ma part, au lieu de prendre souci de l’individu, je prendrais plutôt souci de la collectivité : il me semble que l’homme est une sorte de matière première vivante (Lebendiges Material) avec laquelle se fait la destinée de la nation. Si la matière première est abondante, la destinée sera prospère. Tous ces marmots crasseux seront hommes un jour. Ils seront soldats, matelots, ouvriers, paysans. Qui sait même s’il ne se trouvera pas parmi eux quelque fécond artiste, quelque profond penseur, quelque orateur puissant, quelque inventeur de génie ? Je le répète, ce n’est pas parmi les enfans des riches que naissent les artistes, les penseurs, les orateurs, car les riches ne veulent pas avoir d’enfans. Toutes ces existences humaines que le hasard. met au jour, c’est la matière première vivante qui contient en son sein nos destinées futures.

Pour dire en un mot toute ma pensée, je sacrifierais volontiers l’oisiveté satisfaite de mes concitoyens et de mes contemporains à la grandeur de la civilisation française au XXe siècle, et, si j’avais à choisir, je préférerais la France aux Français.


CHARLES RICHET.