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des poulaillers ou dans des étables à cochons; ils contraignirent les uns à s’ingurgiter des titres d’eau, ils condamnèrent ceux qui avaient les yeux malades à regarder fixement le soleil. Le commissaire de Dada leur vint en aide avec ses verges et ses poucettes.

Quelques-uns de ces prisonniers résistèrent jusqu’au bout. L’un d’eux, Israélite de débile complexion et de chétive apparence, se comporta comme un héros. Le juge d’instruction, n’en pouvant rien tirer, lui appliqua un soufflet et fit venir ses estafiers. On le menaça de le bâtonner; il répondit que ce qu’on voulait lui faire dire était faux, qu’il avait vingt-quatre témoins à citer. On lui asséna sur la mâchoire trois-coups de poing qui firent jaillir le sang. Il refusa d’avouer. On lui fît avaler tant d’eau qu’il se laissa tomber à terre pour la rendre; quand il l’eut rendue, on lui administra trois verres d’eau salée. Il refusa d’avouer. On lui lia les mains derrière le dos, et le commissaire le prit par une des boucles de ses cheveux, l’un de ses assistans par une autre; ils tirèrent si fort que les deux boucles leur restèrent dans la main. Il refusa d’avouer. On le déshabilla, on le coucha sur la paille, on le menaça de le pendre par les pieds. Puis on l’obligea de courir jusqu’à Eszlar devant le cheval d’un pandour. La chaleur était étouffante, il n’en pouvait plus, il refusa d’avouer. On finit par l’enfermer dans un cabinet noir. Il y demeura trois semaines et y tomba gravement malade, demandant toujours qu’on entendît ses témoins sans que personne consentît à les entendre.

Tous n’ont pas été aussi héroïques qu’Auschel Vogel. Plusieurs ont fini par se prêter, de guerre lasse, à tout ce qu’on leur demandait. L’un d’eux, se sentant mourir, confessa que le cadavre lui avait été remis par deux juifs d’Eszlar. On rassembla aussitôt tous les juifs d’Eszlar, on les fit ranger en file dans une cour grillée par le soleil. Au bout d’un quart d’heure on dit à Jankel Smilovics : « Va-t’en chercher dans la cour les deux hommes qui t’ont remis le cadavre. » De son propre aveu, il en prit deux dans le tas, sans choisir, au hasard, les deux premiers qui lui tombèrent sous la main et qu’il n’avait jamais vus de sa vie. Parmi les flotteurs du comitat de Marmaros, ceux qui s’étaient laissé arracher de mensongers aveux n’eurent pas plus tôt recouvré leur liberté et regagné leur pays natal qu’ils s’empressèrent de déclarer, devant le maire de Szeklencze, qu’ils avaient outrageusement menti parce qu’on les avait indignement torturés. Un seul a rétracté sa rétractation, et il persiste à témoigner que les juifs ont livré le cadavre à ses compagnons eu leur promettant beaucoup d’argent s’ils l’attachaient à leur train de bois et le remorquaient jusqu’à Dada. Comme le jeune Moritz, il débite sa leçon avec une incompaable sûreté de mémoire. Mais les objections le déconcertent, il s’embarrasse dans ses réponses, il affirme avoir vu certaines choses à la