Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/696

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

clarté de la lune, et le calendrier fait foi que la lune était alors dans son dernier quart, que la lune était invisible entre huit et neuf heures. Quand on le presse, il s’écrie: « Que voulez-vous? J’étais ivre. » Un, enfant tourmenté par des pandours et un batelier pris de vin, qui voit la lune quand il n’y a point de lune, il n’en faut pas davantage à un juge d’instruction pour faire pendre des juifs.

Quelle que soit l’autorité dont paraît jouir M. Bary, l’acte monstrueux d’accusation qu’il a péniblement échafaudé par les moyens qu’on sait n’eût pas résisté à deux heures de discussion publique, si les passions populaires n’étaient venues en aide aux accusateurs. La ville de Nyiregyhaza, où siège le tribunal, a offert de singuliers spectacles. Quand on vit que la barque faisait eau de toutes parts, qu’elle allait sombrer, chacun s’employa à la radouber de son mieux, chacun apporta son étoupe et son goudron. Comme l’a dit en pleine audience l’un des avocats, M. Eötvös, il s’est formé à Nyiregyhaza une agence qui s’occupe activement et sans vergogne d’intimider les témoins à décharge, d’encourager et d’endoctriner les autres. Étranges témoins ! ce ne sont pas eux qui déposent, c’est le teinturier. La plupart sont revenus sur leurs premières déclarations, ils affirment n’avoir pas vu ce qu’ils ont vu, avoir vu ce qu’ils n’ont pas vu. Ils brouillent les lieux et les temps ; ce qui était arrivé l’après-midi s’est passé le matin. Ceux qui avaient reconnu Esther dans la noyée qu’on a retirée de la Theiss se défendent de l’avoir reconnue. Ceux qui avaient certifié qu’Esther avait comme le cadavre les yeux noirs soutiennent qu’elle les avait bleus. Une jeune fille qui l’avait vue causer avec sa sœur deux heures après que les juifs avaient tous quitté la synagogue a été rouée de coups par ses parens qui l’accusent de faux témoignage. On a vu une vieille femme accourir tout éperdue pour déposer; quand on lui a demandé qui l’avait fait, venir, elle a répondu : « Le bruit courait à Eszlar que les juifs gagneraient leur procès, j’ai voulu sauver mon âme de l’enfer. » Et les palinodies succèdent aux palinodies, les parjures aux parjures, les scandales aux scandales.

Voilà les ravages que peut exercer le fanatisme parmi des populations qui ne sont ni méchantes ni malhonnêtes; mais quand il s’agit du juif, tout est permis. Il ne faudrait pas croire qu’en Hongrie l’aversion pour Israël ne se rencontre que dans le peuple; ce sentiment est plus vif encore dans les classes aisées et instruites. On raconte qu’un des Hongrois venus cette année à Paris pour assister à la fête du 14 juillet éprouva en entrant à l’Elysée un étonnement mêlé de dégoût et qu’il dit à quelqu’un : « Voyez plutôt, il n’y a ici que des Juifs. » Ce Magyar, qui voyait partout Jéhovah, avait aperçu autour de lui quelques barbes taillées en pointe, et pour les Magyars,. une barbe pointue est la marque du juif.

Il entre bien des élémens divers dans cette passion violente et venimeuse