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Tous les esprits sérieux y ont pensé; les projets ne manquent pas dans les archives de la chancellerie, dans les archives parlementaires. Malheureusement, c’était là un travail aussi délicat que difficile. M. le garde des sceaux a été le premier à en faire l’aveu naïf, et comme les haines, les rancunes, les convoitises étaient impatientes, on est allé au plus pressé, à ce qu’on a appelé la «réforme du personnel.» Vainement la commission du sénat, par un dernier scrupule, a essayé de compléter ce que la chambre des députés avait fait et de relever son œuvre par quelques réformes de détail. La vérité n’a pas tardé à jaillir de la discussion. Le rapporteur de la commission n’a pas caché que la loi tout entière était dans l’article 15, — et l’article 15, c’est justement celui qui donne à M. le garde des sceaux le droit de choisir « indistinctement » dans le corps judiciaire six ou sept cents magistrats, dont il fera ce qu’il voudra, qu’il éliminera comme il l’entendra, qu’il remplacera, comme il le jugera bon. Le reste peut attendre, voilà l’essentiel! Épurer six ou sept cents membres des cours et des tribunaux, c’est là ce qu’on veut; c’est la question dans toute sa crudité. Quelques-uns de ces magistrats, dit-on, ont manifesté de l’hostilité contre les institutions, contre la république, ils refusent même de saluer les préfets! c’est possible. La plupart de ces magistrats ont déjà disparu ou disparaissent chaque jour. La cour de cassation est là, dans tous les cas, pour réprimer les écarts sérieux, et quand il serait vrai que quelques magistrats eussent manqué à la réserve qui est un devoir pour eux, serait-ce une raison suffisante pour prononcer trois mois d’interdit sur l’indépendance de la magistrature tout entière, pour affaiblir l’idée même de la justice dans le pays? Serait-ce un motif pour s’armer de ce moyen révolutionnaire de l’épuration politique, qu’on aurait pu comprendre encore à la rigueur, il y a six ou sept ans, à l’avènement définitif de la république, qui n’est plus aujourd’hui qu’une représaille exercée à froid, menaçante, comme on l’a dit, pour « tous les magistrats qui gênent ? »

Ce qu’il y a d’assez étrange dans ces débats, c’est l’appel incessant à un passé dans lequel on ne va chercher des exemples que pour prendre les plus suspects, les plus équivoques. C’est à qui invoquera les précédens. Eh! sans doute, on n’a qu’à interroger cette série de révolutions, de contre-révolutions dont se compose l’histoire de notre glorieux et malheureux pays, on y trouvera à peu près tout ce qu’on voudra. Napoléon ne se gênait pas avec cette inamovibilité de la magistrature qu’il décrétait en se réservant de la respecter quand il le voudrait. La restauration, elle aussi, a eu ses épurations dans les premières effervescences de son avènement. Et après? Au lieu de demander à des pouvoirs exorbitans, à des temps de crise ce qu’ils ont fait, pourquoi ne cherche-t-on pas des exemples plus salutaires dans d’autres époques où des gouvernemens bien différens ont su