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s’arrêter devant cette inamovibilité de la magistrature, qui n’est point sans doute un dogme, qui n’est pas moins restée jusqu’ici la première, la plus efficace garantie de l’indépendance de la justice? La monarchie de juillet n’a pas mis en doute l’inviolabilité judiciaire. La république de 1848 elle-même a inscrit l’inamovibilité dans la constitution. Précédens pour précédens, ceux-ci ont apparemment leur autorité ; mais il y a quelque chose de plus évident encore, c’est que si les républicains d’aujourd’hui sont assez malheureux dans le choix de leurs exemples, dans leur manière d’interroger le passé, ils se montrent bien peu prévoyans pour l’avenir. Car enfin, ce qu’ils font maintenant, d’autres auront le droit de le faire contre les républicains eux-mêmes, et M. le président du conseil a beau prétendre qu’il respecte l’inamovibilité; il la respecte, — en la suspendant, — comme celui qui assurait qu’il respectait la loi, — puisqu’il la tournait ! Le précédent est créé, il subsiste.

Depuis plus d’un demi-siècle, tous les esprits libéraux se sont épuisés à faire reculer l’arbitraire dans la vie publique; l’arbitraire reparaît aujourd’hui de la manière la plus blessante en prenant un semblant de légalité; il est dans ce droit extraordinaire laissé à un homme seul, jugeant à huis-clos, de disposer pendant trois mois de la magistrature tout entière. La république ressuscite, à son usage, les procédés des régimes absolus. Et qu’on ne dise pas que tout sera fait avec mesure, qu’on épurera avec prudence, avec équité : M. le président du conseil et M. le garde des sceaux, en parlant ainsi, commettent une double méprise. D’abord ils promettent ce qu’ils ne peuvent pas tenir; ils savent bien qu’ils dépendent des passions qui leur ont imposé la loi nouvelle. Et puis, quelles que soient les intentions, c’est l’arbitraire par lui-même qui est corrupteur. Le mal est dans cette dictature de trois mois étendue sur tout te corps judiciaire et le réduisant à attendre la vie ou la mort d’un acte de bon plaisir. C’est là, cependant, ce qu’on a pressé le sénat d’accepter et ce que le sénat a voté ou achève de voter. Il se serait sûrement honoré en répondant avec M. Jules Simon : « Ce que vous nous demandez, nous ne pouvons pas vous l’accorder! » Il est à craindre maintenant qu’après avoir livré l’inviolabilité des autres, il ne se soit désarmé pour le jour où l’on viendra lui demander sa propre inviolabilité et que la république ne se soit créé une faiblesse de plus.

Chose curieuse! Entre les deux assemblées, si, à l’heure qu’il est, dans cette laborieuse fin de session, il en est une qui montre un certain esprit politique, ce n’est pas le sénat; c’est plutôt cette remuante chambre des députés dans le débat un peu prolixe et diffus, mais instructif, qu’elle poursuit sur ces conventions avec les compagnies des chemins de fer qui font partie du système financier. Depuis quinze jours, en effet, la discussion est engagée et va au but sans trop dévier. Ce n’est point sans doute que bien des idées fausses, bien des déclamations