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d’eux Tacite, n’est une honte pour personne. Saint Boniface, l’apôtre de ces contrées, constate avec douleur que c’est là le principal obstacle à leur conversion. Ils buvaient en l’honneur d’Odin, ils burent en l’honneur des nouveaux saints du paradis, l’essentiel pour eux étant de toujours boire. Toute cérémonie, toute circonstance, — mariage, naissance, enterrement, achat ou vente, élection d’un bourgmestre, fête d’église, changement de saison, soirée ou matinée, — offre une occasion propice dévider les verres. «Les Allemands boivent quasi également de tout vin avecques plaisir, écrit Montaigne; leur fin, c’est l’avaller plus que le goûter. » Les femmes participaient à cette débauche, et notre bon roi Henri, quatrième du nom, disait qu’il se garderait bien d’épouser une Allemande, parce qu’autant vaudrait prendre avec soi un pot à vin. L’immense capacité de leurs tonneaux et de leurs hanaps, le cérémonial de leurs banquets, la richesse de leur langue en termes bachiques, témoignent de cette passion commune à toutes les classes, surtout aux étudians, pour qui l’université n’est souvent qu’une école supérieure d’ivrognerie. Les amoureux même n’en sont point exempts. Charlotte grondait Werther, parce qu’il cherchait à noyer dans l’ivresse ses peines de cœur. « Elle m’a reproché mes excès, mais d’un ton si aimable ! mes excès de ce que d’un verre je me laisse quelquefois entraîner à boire la bouteille ! Évitez cela, me disait-elle, pensez à Charlotte. » Le chancelier de l’empire, qu’il faut toujours prendre comme le type achevé du grand Allemand, racontait que l’art de supporter les vins généreux, afin de tirer à ses adversaires les vers du nez, était un procédé de l’ancienne diplomatie : lui-même, digne héritier des Bismarck, race de chasseurs et de buveurs, ne le cédait à personne sur le chapitre du boire, surtout en sa jeunesse. Écoutons-le parler lui-même : «Un jour j’allai à Brandenbourg faire une visite aux cuirassiers qui avaient reçu une nouvelle coupe. Je devais être le premier à y boire et la consacrer par là. Sa capacité était à peu près celle d’une bouteille entière. Je fis mon allocution et posai la coupe après l’avoir vidée d’un trait, ce qui les étonna fort, car les hommes de cabinet n’inspirent guère confiance. Mais c’était un souvenir de mes exercices d’étudiant à Gœttingue. Je me rappelle encore qu’à une chasse sous Frédéric-Guillaume IV, il s’agissait de vider un vase à boire du temps de Frédéric-Guillaume Ier. Il était fait de telle sorte qu’on ne pouvait approcher les lèvres du bord de cette coupe, qui contenait environ trois quarts de bouteille, et cependant il ne fallait pas répandre de liquide. Je la saisis, je la vidai, bien que ce fût du Champagne frappé, et ma jaquette blanche ne portait trace d’aucune goutte répandue. La société ouvrait de gros yeux, moi je dis : « Encore