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un peu lourde, mais pleine de ressources en ses profondeurs. Il devint poète, écrivit une épopée et fut consolé.

La description de la retraite du moine sur le Saentis révèle chez l’auteur un vif sentiment de la nature. Ce sentiment lui a inspiré ses deux derniers ouvrages, deux opuscules : les Psaumes de la montagne[1], écrits en forme d’odes, et qui ont pour sujet, comme les derniers chapitres d’Ekkehard, l’influence bienfaisante de la saine vie naturelle sur l’homme fatigué du monde.

Saint Wolfgang, évêque de Ratisbonne au IXe siècle, las des tracas et des agitations de la cour, quitte pour quelque temps sa cathédrale, dépose sa crosse d’ivoire, sa mitre chargée d’or, et va faire une retraite dans les alpes de Salzbourg, près de l’Abersee, où l’on voit encore sa petite église. Ces psaumes nous peignent la nature telle qu’elle devait apparaître à un pieux évêque du moyen âge, vue comme à travers des vitraux diaphanes sur lesquels les apôtres émaciés, les martyrs douloureux et les vierges fluettes profilent leurs ombres pâles, illuminant le monde extérieur de lueurs mystérieuses et le peuplant d’apparitions fantastiques. Dans un dernier poème : la Solitude au milieu des bois, le poète décrit le paysage vu à travers l’œil contemporain d’un garde des eaux et forêts. Ce que cet Allemand moderne admire dans la nature, c’est l’évolution qu’accomplissent sans hâte ni repos les forces sourdes qui font fermenter la sève du monde, et quand il quitte ces hautes pensées, c’est pour songer avec attendrissement au ménage tranquille, à l’intérieur bourgeois et plantureux, à la soupe fumante qui l’attendent au milieu de l’encadrement sauvage des bois et des bruyères.

Après les chansons bachiques de M. Scheffel, ces idylles donnent la sensation d’un souffle frais et pur au sortir d’une tabagie : c’est une entrée en forêt d’Hobbema, à côté des intérieurs d’auberge de Jean Steen ou de Brauwer. En des genres si différens se retrouve la même sincérité d’inspiration. Au goût de la saine et joyeuse convivialité de l’étudiant nomade a succédé chez notre auteur le goût dominant de la solitude champêtre. Depuis 1872, M. Scheffel vit une grande partie de l’année retiré sur les bords du lac de Constance, au milieu de ces contrées qu’il a décrites dans Ekkehard avec une largeur magistrale. Il considère en quelque sorte son œuvre comme terminée, ou du moins comme suspendue : « Le cerveau humain, écrivait-il à un ami, ressemble à un instrument à cordes ; quand on en joue trop, les cordes cassent et celles-là on ne peut les réparer : il n’y a pas d’activité plus assujettissante et qui use plus que celle du poète. Pour produire, il met en action

  1. Traduits en anglais, par Ch, Leland. Londres, 1872.