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toute l’énergie de son âme, tend toutes les forces de son esprit ; pour lui les intervalles de repos sont plus nécessaires que pour tout autre. » Ces lignes laissent entrevoir ce que son œuvre lui a coûté d’efforts laborieux.

Il nous resterait à parler du mérite de l’exécution ; les traductions, les analyses permettent de juger du pouvoir créateur, mais non de la mise en œuvre et de la valeur d’expression. Or la forme surtout révèle l’artiste. C’est par cette lacune inévitable que toute étude sur les écrivains, principalement sur les poètes étrangers, reste bornée, insuffisante. Comment, en effet, goûter une poésie privée de l’harmonie et de la facture du vers ? On ne perçoit finement les nuances de versification que dans sa propre langue. Toutefois le style de M. Scheffel a des caractères assez marqués, même pour les lecteurs étrangers, un souci de tournures archaïques, de formes vieillies, d’expressions surannées, qui introduisent dans sa prose des obscurités et des disparates, et nuisent à la clarté et au coulant du vers. Le Trompette de Säkkingen est exempt de ce défaut, surtout sensible dans la seconde manière de l’auteur. L’abus de la philologie, le médiévisme dans la matière ou dans le langage, c’est là l’excès vers lequel penchent M. Scheffel et son école.


Cette œuvre, dans son ensemble, ne manque, comme on voit, ni de saveur, ni d’étrangeté : elle ne satisfait peut-être pas toujours notre goût français, qui a les avantages comme les inconvéniens de la correction, et se caractérise surtout par le sens des beautés d’ordre général. Aussi l’intérêt que nous avons trouvé à lire l’œuvre de M. Scheffel est-il peut-être moins littéraire que psychologique. Le chantre des légendes du Rhin, de la vie d’étudiant, des gloires allemandes du moyen âge et de la solitude alpestre, nous a fourni certains traits essentiels du pur caractère allemand, l’humour, l’ivrognerie, le fanatisme de l’érudition, l’enthousiasme de la nature. Mais il y a Allemands et Allemands. Ce qui distingue notre auteur et lui donne sa valeur d’originalité, c’est l’humeur ouverte du Souabe, aussi opposée à la raideur prussienne que le duché de Bade et la vallée du Rhin, pays de vigne et de soleil, où l’homme chante comme l’oiseau dans la saison clémente, diffèrent du ciel bas, des tristes plaines sablonneuses de la Prusse. Par sa verdeur native, par sa gaîté salubre, M. Scheffel nous représente en perfection l’Allemand du Sud,


J. BOURDEAU.