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bonne heure, comme le demandait l’amiral Bouvet, le goût du pilotage. Pilotes eux-mêmes, ils n’auraient jamais songé à laisser à d’autres le soin de les conduire ; ils se seraient bornés à consulter ces hommes familiarisés de longue date avec des parages qu’ils abordaient eux-mêmes pour la première fois ; ils les auraient, la circonstance exigeant un surcroît de précautions, envoyés la nuit au bossoir. Un pilote sait veiller ; il sait reconnaître au premier coup d’œil la portée de l’indice qui vient à frapper sa vue ; mais quand vous prenez un de ces braves gars de la Normandie ou de la Bretagne qui, hier encore, avait en main le timon de la charrue et que vous lui criez : Ouvre l’œil au bossoir ! vous faites sans vous en douter du fatalisme. Ce ne sont pas seulement les idoles des Philistins qui ont des yeux pour ne point voir. Un capital de 20 ou 25 millions de francs, lancé à toute vitesse dans la nuit obscure, se trouve sous la garde d’un argus qui n’aura de sa vie aperçu un brisant ou que la rapide et soudaine approche d’un navire, émergeant tout à coup des ténèbres, paralysera.

Il y a des siècles que nous n’avons fait une guerre maritime ; si le souvenir de ces opérations qui exigent tant de veilles, entraînent tant de fatigues, n’était complètement effacé de nos mémoires, on songerait un peu plus à laisser au chef militaire toute sa liberté d’esprit, à lui épargner les soins secondaires du pilotage, ne fût-ce que pour ménager son sommeil et ses forces. L’amiral Roussin m’a souvent conté qu’embarqué dans les mers de l’Inde sur la frégate la Sémillante, que commandait alors le capitaine Motard, il avait pu juger de l’effet désastreux que le corps surmené peut exercer sur la machine morale et intellectuelle. Trois fois la Sémillante avait rencontré des frégates anglaises, trois fois elle les avait battues : pour obtenir une victoire complète, pour réaliser la capture imminente, il n’eût fallu qu’insister sur le premier avantage, que reprendre le combat le lendemain. Les anxiétés de la nuit, la privation de sommeil avaient le lendemain transformé le capitaine héroïque ; toute son ardeur s’était évanouie, il demandait moins la victoire que le repos. « La Dédaigneuse et la Terpsichore ont dû, m’a souvent répété l’amiral Roussin, leur salut à la lassitude trop facile à comprendre de notre admirable commandant. » L’amiral aurait pu ajouter que, dans le dernier engagement, — celui qui eut lieu le 16 février 1808, — le capitaine Motard avait été blessé à la tête et à l’épaule. « L’activité déployée par le capitaine Motard dans ses croisières, écrivait de son côté le célèbre historien de la marine anglaise, William James, l’habileté remarquable dont il fit preuve lorsqu’il lui fallut traverser avec sa frégate les canaux les moins