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combien de détails ingénieux d’observation morale, de bonnes fortunes psychologiques ! quelle variété de tours et quelle nouveauté d’expressions pour peindre l’invisible, pour saisir l’impalpable, étreindre ce qui fuit, fixer ce qui disparaît ! Je ne doute pas que, si Amiel avait passé les premières années de sa jeunesse à Paris, au lieu de Berlin, tout ce limon germanique ne fût tombé au fond du vase ; le philtre de l’esprit français aurait opéré ; le style se serait purifié avec le goût. A supposer que le penseur y eût perdu, assurément l’écrivain y eût gagné, et ce n’était pas chose indifférente ou médiocre, puisqu’il s’agissait d’écrire, non dans la langue de Hegel, mais dans la nôtre.

Peut-être aussi, s’il avait vécu davantage parmi nous, aurait-il modifié quelques jugemens ou plutôt rectifié quelques illusions d’optique littéraire, explicables par des circonstances momentanées ou des incidens dénaturés dans la perspective. Sans nier le tort que peuvent faire à notre littérature et à sa bonne renommée à l’étranger certaine excentricité voulue, une désinvolture de mauvais goût, des engouemens inexplicables, une frivolité de mode qui s’attache à des œuvres superficielles et bruyantes, est-il juste de généraliser le mal ? Est-il équitable de dire d’une manière si dure, sans nuances, que l’esprit français prend l’ombre pour la proie, le mot pour la chose, l’apparence pour la réalité ; qu’il ne sort pas des assignats intellectuels ? « Si l’on parle avec un Français de l’art, du langage, de la religion, du devoir, de la famille, on sent à sa manière de parler qu’il reste en dehors du sujet, qu’il n’entre pas dans la substance, dans la moelle ; il est satisfait s’il en dit quelque chose de spécieux ; il veut jouir de lui-même à propos des choses ; mais il n’a pas le respect, le désintéressement, la patience et l’oubli de soi qui sont nécessaires pour contempler les choses telles qu’elles sont ; l’abstraction est son vice originel, la présomption son travers incurable, la spéciosité sa limite fatale. La soif du vrai n’est pas une passion française ; le centre de gravité du Français est toujours hors de lui, dans les autres, dans la galerie ; les individus sont des zéros ; l’unité, qui fait d’eux un nombre, leur vient du dehors ; c’est le souverain, l’écrivain du jour, le journal favori, en un mot, le maître momentané de la mode[1]. » Vérité accidentelle, pure boutade de dépit amoureux chez cet humoriste, au fond si épris de notre langue et de nos écrivains. On pourrait presque dire, en rapprochant les dates du journal de tel ou tel événement littéraire, sous quelle impression ces lignes et d’autres semblables ont été écrites ; elles portent la trace irrécusable d’une révolte ou d’une colère momentanée. Mais combien d’autres pages on pourrait citer en regard de celle-ci et

  1. Pages 183-184, etc.