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dans lesquelles Amiel se montre mieux inspiré pour notre littérature, où éclate non-seulement sa justice, mais sa sympathie pour l’esprit français dans ses œuvres les meilleures et ses représentans, les plus sérieux ! Personne alors ne s’entend mieux que lui à faire valoir nos vraies qualités nationales. Un jour, il lit un gros volume d’esthétique allemande ; en le fermant, il prend sa plume ; il constate que l’attrait initial a été décroissant et a fini par l’ennui. Pourquoi cela ? Parce que le bruit du moulin endort. Ces pages sans alinéa, ces chapitres interminables, ce ronron dialectique lui fait l’effet d’un moulin à paroles : « L’érudition et même la pensée ne sont pas tout. Un peu d’esprit, de trait, de vivacité, d’imagination, de grâce ne gâterait rien. Vous reste-t-il dans la mémoire une image, une formule, un fait frappant ou neuf quand on pose ces livres pédantesques ? Non, il vous reste de la fatigue et du brouillard. O la clarté ; la netteté, la brièveté ! ô Voltaire ! .. Les Allemands entassent les fagots du bûcher ; les Français apportent les étincelles…-Épargnez-moi les élucubrations ; servez-moi des faits ou des idées. Gardez vos cuves, votre moût, votre marc ; , je désire du vin tout fait qui pétille dans mon verre et stimule mes esprits[1]. » Une telles page rachète bien des erreurs et des injustices même. Celui qui écrivait ainsi était digne de goûter l’esprit français dans ses qualités géniales et la langue si bien appropriée qui l’exprime, dans sa clarté souveraine, qui est la bonne foi de la pensée, et dans sa grâce, qui n’exclut pas la force, mais qui cache l’effort.

Ce qui prouve mieux que des citations le goût d’Amiel pour notre littérature, c’est le cours de ses préoccupations constantes, c’est sa pensée toujours tournée vers nous. Comme il est au courant de tout ce qui se dit et se fait en France dans l’ordre de l’esprit ! Comme il est à l’affût, de toutes les nouveautés d’idée ou de talent qui paraissent ! Son Journal intime est en même temps un journal littéraire où Paris est au premier rang. On pourrait extraire de ces deux volumes une série de jugemens très étudiés sur Sainte-Beuve, Doudan, About, Renan, Taine, Cherbuliez, Mme Ackermann, vingt autres encore (sans parler de ceux que contenaient sans doute les fragmens supprimés), tous marqués d’une empreinte très vive. On voit qu’il vit dans la même patrie intellectuelle que ces écrivains, desquels il parle avec une curiosité toujours renouvelée et en éveil ; il est du même climat moral, il a respiré la même atmosphère d’idées, il a senti les mêmes courans, il a subi les mêmes crises ; il est un des leurs y relégué dans un coin de Genève, mais n’ignorant rien de ce qui se passe là-bas sur le théâtre plus large où la scène se joue et devant un auditoire plus retentissant. Parfois

  1. Pages 26, 110, etc.