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a été le rôle et le mérite de chacun d’eux ? C’est une longue histoire, bien connue des physiciens ; mais, comme on peut supposer, sans injure, qu’elle n’est pas familière à tous les lecteurs de la Revue, j’entreprends de l’écrire parce qu’elle est dans la physique un chapitre isolé, indépendant des autres, et aussi parce qu’elle montre au prix de quels efforts la science se complète, à travers quelles obscurités elle cherche son chemin avant qu’elle puisse exprimer en quelques lignes une loi générale qui résume ce qui a coûté tant d’existences, tant de travail, tant de déceptions, mêlées à quelques rares réussites. Elle montre aussi tout le bénéfice que la société tire des sciences pour l’industrie, pour ses besoins ou son agrément.


I

Van Marum, physicien et chimiste de Harlem, est connu pour avoir construit cette antique et respectable machine électrique, la plus grande connue, que nous avons admirée à l’exposition d’électricité ; il méritait de rester célèbre, à plus juste titre, pour avoir le premier liquéfié un gaz. Voulant savoir si l’ammoniaque obéit à la loi de Mariotte, il la comprima, et, à six atmosphères, il la vit changer brusquement d’état pour devenir un liquide transparent. Van Marum n’était pas un esprit de bien grande portée ; il ne prévit pas les conséquences générales de son expérience et n’en tira que l’honneur de l’avoir réussie le premier. Mais Lavoisier, qui voyait plus clair et plus loin, n’hésita point à prédire qu’elle se généraliserait, que toutes les matières échauffées ou refroidies prendraient les trois états, et il en décrivait les conséquences avec une netteté saisissante[1] : « Considérons un moment ce qui arriverait aux diverses substances qui composent le globe si la température en était brusquement changée. Supposons, par exemple, que la terre se trouvât transportée tout à coup dans une région… où la chaleur habituelle serait fort supérieure à celle de l’eau bouillante ; bientôt l’air, tous les liquides susceptibles de se vaporiser à des degrés voisins de l’eau bouillante et plusieurs substances métalliques même entreraient en expansion et se transformeraient en fluides aériformes qui deviendraient partie de l’atmosphère.

« Par un effet contraire, si la terre se trouvait tout à coup placée dans des régions très froides, par exemple de Jupiter et de Saturne, l’eau qui forme aujourd’hui nos fleuves et nos mers, et

  1. Œuvres de Lavoisier, tome II, page 804.