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frapper à sa porte : c’était Grigorovitch qui revenait, amenant Nékrassof. Le poète se jeta dans les bras de l’inconnu avec une émotion communicative ; il avait lu toute la nuit le roman, il en avait l’âme bouleversée. Nékrassof vivait, lui aussi, de cette vie méfiante et dérobée qui fut le partage de presque tous les écrivains russes à cette époque. Ces cœurs fermés, jetés l’un à l’autre par une impulsion irrésistible, se débondèrent au premier choc avec toute la générosité de leur âge ; l’aube surprit les trois enthousiastes attardés dans une causerie exaltée, dans une communion d’espérances, de rêves d’art et de poésie. En quittant son protégé, Nékrassof alla droit chez Biélinsky, l’oracle de la pensée russe en ce temps-là, le critique dont le nom seul épouvantait les débutans. « Un nouveau Gogol nous est né ! » s’écria le poète en entrant chez son ami. — Il pousse aujourd’hui des Gogol comme des champignons, » répondit le critique de son air le plus renfrogné ; et il prit le manuscrit comme il eût fait d’une croûte de pain empoisonnée. On sait que, par tous pays, les grands critiques prennent ainsi les manuscrits. Mais, sur Biélinsky aussi, l’effet de la lecture fut magique ; quand l’auteur, tremblant d’angoisse, se présenta chez son juge, celui-ci l’apostropha comme hors de lui : « Comprenez-vous bien, jeune homme, toute la vérité de ce que vous avez écrit ? Non, avec vos vingt ans, vous ne pouvez pas le comprendre. C’est la révélation de l’art, le don d’en haut : respectez ce don, vous serez un grand écrivain ! » — Quelques mois après, les Pauvres Gens paraissaient dans une revue périodique, et la Russie ratifiait le verdict de son critique.

L’étonnement de Biélinsky était bien justifié. On se refuse à croire qu’une âme de vingt ans ait enfanté une tragédie si simple et si navrante. A cet âge, on devine le bonheur, science de la jeunesse, apprise sans maître, et qu’on désapprend dès qu’on cherche à l’appliquer ; on invente des douleurs héroïques et voyantes, de celles qui portent leur consolation dans leur grandeur et leur fracas ; mais la souffrance du déclin, toute plate, toute sourde, la souffrance honteuse et cachée comme une plaie, où l’avait-il apprise avant le temps, ce misérable génie ? — C’est une histoire bien ordinaire, une correspondance entre deux personnages. Un petit commis de chancellerie, usé d’années et de soucis, descend la pente de sa triste vie, en luttant contre la détresse matérielle, les supplices d’amour-propre ; pour un rien, il ne serait que ridicule, cet expéditionnaire ignorant et naïf, souffre-douleurs de ses camarades, commun de parler, médiocre de pensée, qui met toute sa gloire à bien copier ; mais sous cette enveloppe vieillie et falote, un cœur d’enfant s’est conservé, si candide, si dévoué, j’ai failli dire si saintement bête dans le don