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sublime de soi-même ! C’est le type de prédilection de tous les observateurs russes, celui qui résume ce qu’il y a de meilleur dans le génie de leur peuple ; c’est la Loukéria des Reliques vivantes, pour Tourguénef, le Karataïef de Guerre et Paix, pour Tolstoï. Mais ceux-là ne sont que des paysans ; le Diévouchkine de Pauvres Gens est de quelques degrés plus élevé sur l’échelle intellectuelle et sociale. Dans cette vie, noire et glacée comme une longue nuit de décembre russe, il y a un rayon de clarté, une joie ; vis-à-vis de la soupente où l’expéditionnaire copie ses dossiers, dans un autre pauvre logis, une jeune fille habite ; c’est une parente lointaine, battue du sort, elle aussi, et qui n’a au monde que la faible protection de son ami ; isolées, étouffées de tout côté par la pression brutale des hommes et des choses, ces deux misères se sont appuyées l’une sur l’autre pour s’entr’aimer et s’entr’aider à ne pas mourir. Dans cette affection mutuelle, l’homme apporte une abnégation discrète, une délicatesse d’autant plus charmante qu’elle jure avec la gaucherie habituelle de ses idées et de ses actes ; fleur timide, née sur une pauvre terre, dans les ronces, et qui ne se trahit que par son parfum. Il s’impose des privations héroïques pour soutenir et même pour égayer l’existence de son amie ; elles sont bien cachées, on ne les devine que par quelques maladresses dans son style, lui-même les trouve si naturelles ! C’est tour à tour le sentiment d’un père, d’un frère, d’un bon vieux chien ; ainsi l’appellerait de bonne foi le pauvre homme, s’il cherchait à s’analyser ; et pourtant, je sais bien le vrai nom de ce sentiment ; mais n’allez pas le lui dire, il mourrait de honte en entendant le mot.

Le caractère de la femme est tracé avec un art surprenant ; elle est bien supérieure à son ami par l’esprit et l’éducation, elle le guide dans les choses de l’intelligence, ou il est si neuf ; tendre et faible, avec un cœur moins sûr, moins résigné. Elle n’a pas tout à fait renoncé à vivre, celle-là ; sans cesse elle se récrie contre les sacrifices que Diévouchkine s’impose, elle le supplie de ne pas s’inquiéter d’elle ; puis un cri de dénûment lui échappe, ou même un désir enfantin, l’envie d’un chiffon. Les deux voisins ne peuvent se voir qu’à de longs intervalles, pour ne pas donner à jaser ; une correspondance presque quotidienne s’est établie entre eux ; ces lettres nous apprennent leur passé, leur morose histoire, les petits incidens de leur vie de chaque jour, leurs déceptions ; les terreurs de la jeune fille, poursuivie par le vice aux aguets, les désespoirs de l’employé, courant après son pain, cherchant piteusement à défendre les lambeaux de sa dignité d’homme, arrachés par des mains cruelles. Enfin la crise survient, Diévouchkine perd sa seule joie. Vous croyez sans doute qu’elle va lui être ravie par