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tableaux tragiques passent des figures plus douces, de bonnes âmes dévouées au soulagement des déportés, comme cette veuve qui venait chaque jour à la porte de la citadelle pour leur faire de petits présens, leur donner quelques nouvelles, ou seulement pour sourire aux malheureux. « Elle pouvait bien peu, elle était très pauvre ; mais nous autres prisonniers, nous sentions qu’il y avait tout près, par-delà les murs de la prison, un être qui nous était tout dévoué, et c’était déjà beaucoup. » — Je choisis encore une page, l’une des plus serrées, des plus intérieurement émues ; l’histoire de l’aigle libéré par les forçats « afin qu’il crève libre. » Un jour, en revenant de la corvée, ils avaient capturé un de ces grands oiseaux de Sibérie, blessé à l’aile. On le gardait depuis quelques mois dans la cour des casernemens, on le nourrissait, on tentait vainement de l’apprivoiser. Réfugié dans un recoin de la palissade, l’aigle se défendait contre toute approche, dardant ses yeux méchans sur ceux qui lui faisaient partager leur prison. On avait fini par l’oublier.


On eût dit qu’il attendait haineusement la mort, ne se fiant à personne et ne se réconciliant avec personne. Enfin, un jour, les détenus se souvinrent de lui comme par hasard. Après un oubli de deux mois, pendant lesquels nul ne s’était inquiété de l’oiseau, il sembla que tous se fussent donné le mot pour le prendre subitement en pitié. On décida qu’il fallait libérer l’aigle. « S’il doit crever, que ce soit en liberté, » opinèrent quelques-uns.

— Connu, ajoutèrent d’autres ; un oiseau libre, sauvage,.. on ne l’accoutumera pas à la prison.

— Ça veut dire qu’il n’est pas comme nous, hasarda quelqu’un.

— Voyez le farceur ! lui, c’est un oiseau, et nous, nous sommes des hommes.

— L’aigle, camarades, c’est le tsar des forêts,.. commença Skouratof, le beau parleur ; mais cette fois, personne ne l’écouta. Après le diner, quand les tambours battirent l’appel de corvée, on s’empara de l’aigle, on lui maintint le bec, parce qu’il se défendait bravement ; on l’emporta hors de la palissade. Nous arrivâmes au glacis ; les douze hommes qui composaient l’escouade attendaient avec curiosité pour voir où irait l’oiseau. Chose étrange ! tous semblaient heureux d’on ne savait quoi, comme s’ils allaient recevoir eux-mêmes une part de liberté.

— Eh ! la canaille ! on veut lui faire du bien, et il mord comme un enragé ! s’écria celui qui tenait la méchante bête, en lui jetant des regards presque attendris.

— Lâche-le, Mikitka !