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— Oui, c’est un diable qui n’est pas fait pour vivre dans une boite Donne-lui la liberté, la bonne petite liberté.

On lança l’aigle du haut du glacis dans la steppe. C’était à la fin de l’automne, par une après-midi froide et obscure. Le vent sifflait sur la steppe nue et gémissait dans les grandes herbes, jaunies, desséchées. L’aigle s’enfuit en droite ligne, battant de l’aile malade, et comme pressé d’arriver là où nos regards ne le suivraient plus. Les forçats guettaient curieusement sa tête qui pointait entre les herbes.

— Voyez le coquin ! fit pensivement l’un d’eux.

— Il ne s’est pas retourné, dit un autre. Pas une seule fois il n’a regardé en arrière, frères. Il ne pense qu’à fuir pour lui.

— Tiens, dit un troisième, croyais-tu qu’il allait revenir te remercier ?

— Connu, la liberté ! il a reçu la liberté.

— Comme qui dirait l’indépendance.

— On ne le voit déjà plus, frères.

— Que fait-on là à flâner ? Marche ! crièrent les soldats de l’escorte.

Et tous se mirent silencieusement au travail.


Quand on ouvre ce livre, la note est tout d’abord si navrée qu’on se demande comment l’écrivain ménagera sa gradation, comment il appliquera sa manière constante, l’accumulation des touches sombres, la lente progression de tristesse et de terreur. Il y a réussi : ceux-là s’en rendront compte qui auront le courage d’aller jusqu’au chapitre des peines corporelles, jusqu’à la description de l’hôpital où les forçats viennent se remettre après les exécutions. Je ne pense pas qu’il soit possible de peindre des souffrances plus atroces dans un cadre plus répugnant. Voilà qui est fait pour décourager nos naturalistes : je les défie d’aller jamais aussi loin dans la sanie. Et pourtant Dostoïevsky n’est pas de leur école. La différence est malaisée à expliquer, mais elle se sent. L’homme qui visiterait un hospice par pure curiosité de voir des plaies rares serait sévèrement jugé ; celui qui s’y rend pour panser ces plaies mérite l’intérêt et le respect. Tout est dans l’intention de l’écrivain ; si subtils que soient les stratagèmes de son art, il ne trompe pas le lecteur sur cette intention. Quand son réalisme n’est qu’une recherche bizarre, il peut éveiller nos curiosités malsaines, mais dans notre for intérieur nous le condamnons, et nous-mêmes pardessus le marché, ce qui ne contribue pas à nous faire aimer l’auteur. S’il est visible, au contraire, que cette esthétique particulière sert une idée morale, qu’elle enfonce plus profondément une leçon dans notre esprit, nous pouvons discuter l’esthétique, mais notre sympathie est acquise à l’auteur ; ses peintures dégoûtantes s’ennoblissent, comme l’ulcère sous les doigts de la sœur de charité.