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marchandise. Elle les trouve tous « assommans. » Si on lui permettait seulement d’aller se coucher ! .. La scène est complétée par deux musiciens aveugles et par une petite fille qui Chante des obscénités d’un air timide et effrayé.

Les millions vont vite quand on soupe à la Rose. Dès le tableau suivant, nous voyons Rakewell arrêté sur la plainte de ses créanciers. Pour réparer sa fortune, il se vend à une vieille fille en quête d’un jeune mari et nous sommes invités à la bénédiction nuptiale. Triste union, encore plus triste que celle du Mariage à la mode ! L’église où elle se célèbre est celle de Marylebone, située aujourd’hui au centre d’un quartier populeux, alors en pleine campagne. Elle est nue, cette église, malpropre et délabrée ; les tablettes de marbre sont fendues, les murs se lézardent, le pavé s’émiette. Le vicaire est en ruines comme son église. Ses lunettes menacent de tomber sur son livre de prières et sa tête décrépite s’incline comme pour les suivre. Près de lui, un clerc, moitié patelin, moitié égrillard, doit glapir les répons d’une voix aiguë qui contraste avec le marmottement indistinct du ministre. Quant à. la mariée, c’est bien certainement une des figures que Hogarth a le plus patiemment et le plus ingénieusement composées, par une accumulation de détails comiques ou profonds. Fardée à faire peur, sanglée à faire pitié, écrasée de bijoux, parée à ce point qu’il n’y a plus de place sur sa robe pour un ruban ni sur sa tête pour une épingle, sa toilette insensée, de laide qu’elle était, la rend hideuse ; elle n’a pas soixante ans, elle en a cent, et son air triomphal l’achève. Quant à Rakewell, il s’est fait une de ces têtes d’homme du monde qui permettent de traverser décemment les situations les plus ridicules et de porter haut toutes les hontes. Par-dessus la tête empapilloté et branlante de la mariée, son regard glisse et va se reposer sur la jolie femme de chambre qui sert de demoiselle d’honneur à sa maîtresse. L’assistance se compose des deux chiens favoris de la vieille et d’un petit mendiant qui fait l’officieux pour obtenir un penny. Dans le bas-côté, on aperçoit une femme qui s’avance, menaçante, malgré les efforts du bedeau : c’est la mégère du premier acte, traînant après elle sa fille, qui porte un enfant dans les bras. On pressent qu’un esclandre tragi-comique va troubler cette belle cérémonie.

Si nous pouvions avoir quelques doutes sur l’emploi que Rakewell entend faire des guinées de sa femme, nous serions fixés lorsque nous le retrouvons à la maison de jeu. Il y aurait une longue étude à faire sur cette scène, où les intentions abondent, mais on oublie les détails en regardant la figure principale. Est-ce bien Rakewell qui se dresse ainsi devant nous, le bras levé pour frapper un ennemi insaisissable, la bouche démesurément ouverte pour lancer une