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amenèrent six veaux, et comme la plaisanterie était mal prise, après deux autres heures, ils reparurent avec trois bœufs maigres, alléguant que les trois autres s’étaient sauvés en chemin ; le général eut la bonté d’accepter le mensonge et le tribut réduit de moitié ; cependant, il n’avait qu’un mot à dire pour réparer la perte des trois prétendus fuyards, car en ce moment même, par une rencontre qui avait l’air d’un défi, la colonne traversait des troupeaux entiers de bœufs magnifiques. Comme le commandant en chef était en veine de crédulité, peu s’en fallut qu’il ne désarmât sa colonne pour faire plaisir aux gens de Blida qui étaient venus lui demander deux pièces de canon et cent fusils sous prétexte qu’ils n’étaient pas suffisamment armés contre les Kabyles.

La marche avait amené la colonne sur la rive droite de l’Oued-Kébir, au-dessus de Blida, en face des Beni-Sala et des Beni-Meçaoud ; c’étaient des hommes de ces tribus qui avaient tué le guide de l’agha. Les cheikhs venus au-devant du général furent avertis que si les assassins ne lui étaient pas livrés le lendemain avant midi, pour dernier délai, leur territoire serait mis à feu et à sac. Ils promirent tout ce qu’on voulut, mais une demi-heure après leur départ, on vit des groupes d’hommes et de femmes sortir à la hâte des gourbis les plus voisins, charger sur leur dos leur pauvre mobilier, et, poussant devant eux leurs bestiaux, gravir les pentes ou s’enfoncer dans les gorges. Le 10, de bon matin, les gens de Blida étaient venus en grand nombre, apportant du pain, de l’orge, de la paille, de la volaille, des fruits ; quand, leur petit commerce achevé, ils voulurent repartir, on les retint ; dans le nombre, il y en avait beaucoup assurément, si ce n’est tous, qui, après avoir reçu l’argent des Français, auraient eu un certain plaisir à leur envoyer des balles. À neuf heures, les dispositions furent faites ; le général Buchet devait agir contre les Beni-Meçaoud, le général Berthezène contre les Beni-Sala ; les bagages, les sacs des hommes qui allaient marcher étaient confiés à la réserve sous les ordres du général de Feuchères.

À midi, aucun des cheikhs n’avait reparu ; le commandant en chef ne désespérait pas que l’entrée des colonnes sur leur territoire les fit reparaître ; aussi était-il expressément défendu aux soldats de toucher à rien, hommes ni choses, à moins qu’un coup de canon ne donnât le signal du ravage. Les pelotons montaient sans trouver de résistance ; au loin, devant eux, se retiraient les Kabyles ; le pays était charmant ; sur le bord des ruisseaux, orangers, grenadiers, figuiers, myrtes ombrageaient des gourbis, parfois même des maisonnettes en pierre. Tout à coup, au fond d’un ravin, dans un marabout, des soldats aperçurent des morceaux de drap rouge, un sac, des jugulaires, un livret ; c’étaient les dépouilles de ce