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qu’elle n’avait osé lire, Nan entend les coqs s’égosiller à deux reprises, elle ne quitte pas des yeux le rayon de lune qui brille sur le plancher ; les oiseaux lui annoncent le jour sans qu’elle ait résolu ce qu’elle va faire ou dire en cette nouvelle journée.

Elle se sent emportée par un flot impétueux et s’étonne que certaines conditions de la vie auxquelles jusque-là elle avait à peine accordé une pensée lui paraissent désormais nécessaires. Elle se voit assise à un foyer paisible, dans cette maison où elle règne déjà, contente de son lot, regardant de loin ses projets démesurés comme un rêve évanoui. Peu importe ce qu’elle avait aimé auparavant, elle aime George Gerry, ses ambitions l’abandonnent une à une, elle ne tient plus qu’à l’amour de George ; rien ne vaut le bonheur que deux êtres dignes l’un de l’autre s’en vont chercher la main dans la main ; mais à mesure que les ténèbres font place au jour, son devoir lui apparaît de plus en plus clair, ce devoir qui doit tout régler, même l’amour ; les raisons de poursuivre la voie une fois choisie, s’affirment rigoureuses. La force lui vient de résister à cette tentation et de s’attacher désespérément à son œuvre, quand elle devrait même lui sacrifier tout ce qui est le bonheur des autres femmes. Le ciel ne lui a pas donné de puissantes facultés pour qu’elle les mette sous le boisseau. Voilà sa conclusion. Elle aime toujours George Gerry, mais elle en vient à haïr l’amour qui suscite de telles épreuves.

— Il ne m’est pas aisé de me détourner de lui, dit-elle à miss Prince, avec une tension de volonté qui affine encore les lignes pures de son visage, j’ai combattu, cependant tout mon être n’aspire pas comme il le faudrait à cette union. Si j’apprenais qu’il est parti, qu’il est au bout du monde pour des années, je m’en réjouirais, loin de m’en affliger. La sympathie générale et la tradition sont pour lui, soit ! J’ai en perspective un lot plus enviable encore que d’être sa femme. Et si je lui sacrifiais le meilleur de moi-même, George ne serait pas heureux ; je ne pourrais jamais oublier que la nature m’avait formée pour une autre fin.

Le pauvre Gerry saura donc à la fois qu’il lui est cher et qu’elle le fuit. Quelque chose en elle : prend une part profonde à la douleur du jeune homme,.. Sa vocation qui lui impose le célibat maîtrise cette faiblesse. Elle ne peut se donner à un seul, voulant être à tous ceux qui souffrent : concilier les deux entraînemens serait impossible.

C’est l’opinion du docteur Leslie, qui attend avec angoisse le choix de sa pupille, car il a compris qu’un intérêt puissant la retient à Dunport. Elle a dédaigné le blâme, l’opposition, le ridicule, elle n’a pas plus écouté le monde qu’un oiseau n’écouterait les quadrupèdes ou les poissons, l’engageant à marcher ou à nager