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responsabilité de leur propre avenir. C’est un devoir de distraire cette belle enthousiaste, de la conquérir au monde.

Voilà Nan emportée dans les parties de plaisir qu’organise si gaîment la jeunesse des deux sexes sur terre et sur mer, en mêlant au sport une honnête flirtation. Elle s’amuse de tout, elle se montre la plus animée, la plus rieuse, elle est avec les hommes comme elle était petite fille avec les petits garçons, libre et de bonne humeur, ne les traitant pas autrement que des compagnes de son âge. « Si j’avais un frère, se dit-elle, je voudrais qu’il ressemblât à M. Gerry. » Mais quand celui-ci hasarde un aveu, quand, après tous les autres, elle découvre qu’il est amoureux d’elle, les énergies de son âme se soulèvent, se révoltent :

— Auriez-vous consenti, répond-elle au capitaine Parish qui l’exhorte à faire comme tout le monde, auriez-vous consenti, ayant une fois embarqué quelque précieuse cargaison choisie avec soin, à tourner le dos au port où vous étiez sûr d’en tirer bon profit, pour aller sans raison chercher fortune ailleurs ? Eh bien ! je suis apte à être médecin, pourquoi donc accepterais-je d’être mère de famille ? Ce n’est pas la vocation de toutes les femmes d’élever des enfans, et la moitié de celles qui se marient reconnaîtraient qu’elles n’en ont pas le droit si elles consultaient seulement le sens commun.

Une bien jolie scène est celle où, au milieu de certaine promenade à demi sentimentale, Nan trouve l’occasion de remettre le bras luxé d’un paysan, sous les yeux de Gerry, qui l’observe avec le mélange d’admiration et de répugnance qu’on peut se figurer. Il se sent faible, inutile devant elle, il aurait voulu remplir l’office de chirurgien ; cette interversion des rôles le choque. En même temps, un ardent désir lui vient de mettre obstacle à ce que Nan appelle sa vocation, de l’emporter sur cette fantaisie d’enfant sérieuse, élevée dans la solitude par un vieillard. Il se pique au jeu, la passion s’en mêle (du moins l’auteur nous l’affirme, car nous n’en voyons pas trace), une passion communicative, qui fait chanceler les résolutions si bien affermies de la future doctoresse. « L’apparition même de la mort à la fin de sa vie ne pourrait être, lui semblait-il, plus étrange et plus soudaine que celle de cette grande barrière qui tout à coup se dressait entre elle et ce cher passé. Ainsi c’était l’amour, cette crainte, ce changement, cette relation singulière de son âme avec une autre âme ? »

En passant, elle jette un regard sur le Highflyer, un vieux navire que des avaries, résultats d’une rencontre, retiennent dans le port : u Un vaisseau comme celui-ci, dit-elle, appartient à la haute mer, il a l’air d’un prisonnier quand il touche le rivage… »

Cette nuit-là, ayant glissé sous son oreiller, comme un moyen de défense et de consolation, la dernière lettre du docteur Leslie