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Quand le président de la cour a interrogé Reinsdorf sur ses opinions, il s’est trouvé que son programme ne différait guère de celui de la démocratie sociale. Reinsdorf a déclaré que les anarchistes se proposaient de délivrer les hommes de tout souci et de tout chagrin, qu’ils entendaient les soustraire, dans la mesure du possible, à la nécessité de travailler et les affranchir à jamais de la détestable tyrannie des sots et des superstitieux. Pour amener ces beaux résultats, il suffit de transformer la production privée en production anarchique, de supprimer les patrons et les capitalistes, d’exproprier le sol, les terres, les fabriques, les machines, les maisons, et de les rendre à la communauté. Cela se fera en un tour de main, et la misère disparaîtra de ce monde, sans que personne soit obligé de travailler plus de deux heures par jour. Quant aux juges et aux gendarmes, ils n’auront plus rien à faire, et il n’y en aura plus. Qu’aura-t-on besoin d’eux ? Tous les hommes, étant parfaitement heureux, ne seront plus tentés de commettre ni crimes ni délits, ni même de simples contraventions. M. Bebel, qui représente au Reichstag la démocratie sociale, en avait dit à peu près autant. Il demande, lui aussi, l’expropriation universelle, l’abolition de tout ce qui existe et l’établissement d’une société nouvelle, qui se gouvernera par ces trois maximes : point de travail sans jouissance, point de jouissance sans travail, à chacun sa part des produits communs. A la vérité, M. Bebel n’est pas bien sûr qu’on puisse réduire à deux heures la durée moyenne du travail quotidien ; peut-être sera-t-on obligé de travailler chaque jour pendant trois ou quatre heures. Mais ce n’est pas une de ces questions sur lesquelles on se brouille. Pourquoi ne pas l’ajourner ? On la réglera plus tard à l’amiable.

Ce n’est point la conformité des opinions qui fait les bons ménages ; on a beau s’entendre en métaphysique et en morale, quand les humeurs ne s’accordent pas, on se querelle à propos de tout. Reinsdorf avait de bonnes raisons d’en vouloir aux démocrates socialistes qui l’avaient expulsé de leurs assemblées. Il les regardait comme un parti de bourgeois gras et pleins de morgue qui aimaient à bien vivre, die gleich den Bourgeois in Saus und Braus lebten. Quelqu’un leur avait proposé d’établir dès ce jour « l’égalité économique parmi tous les socialistes, » et de faire part de leurs économies aux pauvres diables qui n’aiment à travailler que deux heures et ne mettent rien de côté ; ils n’avaient point entendu à cet arrangement. On voit, dans une pièce d’Aristophane, un communiste de bonne foi qui dit à un autre : « Ne comptes-tu pas porter à la masse ce qui t’appartient ? — Je m’en garderai bien, répond l’autre, avant de savoir ce que feront nos voisins ; donner n’est pas dans nos mœurs, il est plus agréable de recevoir. »

Reinsdorf avait plus d’un grief contre la démocratie sociale. Il lui reprochait l’étroitesse de ses vues, ses scrupules, sa pusillanimité, la préférence qu’elle donne aux moyens doux sur les moyens violens. Comment