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s’entendrait-on avec des niais qui croient à la vertu magique du bulletin de vote, qui s’imaginent que la société nouvelle sortira un jour des urnes électorales et que, d’ici là, les ouvriers seront plus heureux parce que M. Bebel fera des discours au ReichstagI Les anarchistes maigres méprisent les parlemens autant qu’ils exècrent les empereurs. Reinsdorf ne croyait qu’à la révolution, et il voulait la préparer par des attentats, mettre la police sur les dents, épouvanter, affoler le bourgeois, le convaincre qu’il n’est en sûreté nulle part, qu’il est environné d’embûches, que la terre tremble sous ses pieds, que son bonheur et sa vie ne tiennent qu’à un fil : « Quel but vous proposiez-vous en envoyant Rupsch au Niederwald ? — Je voulais faire une démonstration. — Convenez que vous aviez formé le projet de tuer l’empereur, le prince impérial, le roi de Saxe. — Je ne pensais pas plus à celui-ci qu’à celui-là ; quand il n’y aurait eu qu’un cheval de tué, j’en aurais pris mon parti. — Vous deviez vous dire cependant que plus d’une vie d’homme serait en danger. — Assurément ; mais lorsqu’on se lance dans certaines entreprises, il ne faut pas être trop minutieux. — Et vous ne vous êtes fait aucun scrupule d’imposer à Rupsch l’exécution d’un crime qu’il pouvait payer de sa tête ? — Quand les principes anarchiques le veulent, on ne regarde pas à ces détails : Dann darf man solche Kleinigkeiten nicht beachten. »

Si atroce que fût son mépris pour certains détails, les juges ont senti que Reinsdorf était le seul des accusés qui eût du caractère, qu’il y avait de la sincérité dans son fanatisme comme dans son orgueil, que les autres étaient des natures basses, à qui il en coûtait peu de désavouer leur crime et de chercher leur salut dans le malheur d’autrui. Reinsdorf a témoigné une dédaigneuse indulgence à ceux de ses complices qui le chargeaient pour se justifier. Il a dit au tribunal : « Ce sont de pauvres têtes et de petits cœurs ; jugez de ce que sera l’anarchisme quand il emploiera à ses desseins de plus nobles instrumens, car vous voyez comme nous sommes forts dès maintenant. La conduite de Rupsch et des autres accusés vous montre avec quelle facilité les idées anarchiques se développent parmi les ouvriers allemands. Rupsch n’était qu’un novice, un ignare ; il m’a suffi de lui dire quelques mots à l’oreille, et il s’est tenu prêt à partir pour le Niederwald. Il lui fallait de l’argent, il en a demandé, il en a trouvé. Par malheur, l’attentat n’a pas réussi ; ce n’est pas à la Providence que je m’en prends, mais à une défaillance de Rupsch. Qu’on songe avec quel matériel d’hommes, mit welchem Menschenmaterial, nous avons tenté d’exécuter notre complot ! Ce sont des gens qui racontent naïvement leurs secrets au premier venu, comme s’il n’y avait point de police dans le monde. Et pourtant ce n’est qu’au bout de six mois et grâce à des dénonciations de traîtres que la police est parvenue à mettre la main