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une Châteauroux, une Pompadour, une Du Barry, — sont gouvernées par des hommes, et qu’elles n’ont qu’à ce titre leurs entrées dans l’histoire ? Mme de Châteauroux, dans l’histoire de la guerre de la succession d’Autriche, c’est Noailles et Tencin ; comme Mme de Pompadour, dans l’histoire de la guerre de sept ans, c’est Bernis et Choiseul. Elles jouent le rôle sur la scène, et on les siffle ou on les applaudit ; mais ce rôle est appris ; et sans compter le souffleur qui les suit de l’oreille et des yeux, il y a l’auteur, dans la coulisse, qui le leur a dicté.

Ce qui donne vraiment la vie à l’histoire, c’est la connaissance des mobiles derniers qui font agir les hommes, et voilà peut-être la principale utilité des documens, si même ce n’en est pas la seule. Je ne craindrai pas de dire qu’à ce point de vue le livre de M. de Broglie est lui-même un document sans prix. « Savez-vous l’histoire des Montmorency, madame la maréchale ? » demandait un jour Louis XV à la maréchale de Luxembourg, et la maréchale de lui répondre : « Sire, je sais l’histoire de France. » C’est ainsi que, pour le duc de Broglie, toute une partie de l’histoire du XVIIIe siècle se confond avec l’histoire même de sa famille. Et c’est ainsi qu’en un pareil sujet, à tout ce qu’il en pouvait apprendre, comme tout le monde, dans les archives et dans les bibliothèques, s’est ajouté naturellement ce qu’il en connaissait d’avance, comme personne, par intuition et par droit d’hérédité, Qu’il accuse ou qu’il excuse, qu’il blâme ou qu’il approuve, qu’il condamne ou qu’il justifie, mais surtout quand il explique, on le sent partout dans son monde, ou plutôt dans son élément. La vérité des portraits qu’il trace n’a pas besoin de confirmation, elle se déclare d’elle-même ; je reconnais Belle-Isle et je reconnais le maréchal de Broglie ; c’est bien ainsi que devait être Noailles et c’est bien ainsi que devait être Maurice ; voilà la reine de France, l’honnête, pieuse et effacée Marie Leczinska ; voilà la reine de Hongrie, la jeune, la belle, l’orgueilleuse Marie-Thérèse, pour qui tout un peuple s’est levé dans un élan d’enthousiasme et d’amour. Il n’y a guère qu’un roué, comme Richelieu, ou un cynique couronné, tel que Frédéric, dont on puisse trouver que peut-être le duc de Broglie n’ait pas atteint le fond. Est-ce une illusion, dont le théâtre et le roman seraient en partie responsables ? mais on voudrait, ce semble, au personnage de Richelieu, dans le rôle surtout où le duc de Broglie nous le montre, quelques touches de plus d’un héros de Crébillon fils ou de l’auteur des Liaisons dangereuses, et une corruption de moins bonne compagnie. Mais, pour Frédéric, je crains bien que ce hardi mépris de l’humanité, dont il fait étalage à plaisir, ne soit pas chez lui de ces traits simples et irréductibles, au-delà desquels il n’y a rien à chercher. Le Frédéric de M. de Broglie a quelque chose de trop intellectuel, si je puis ainsi dire, ou de trop spiritualisé.