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Si vivante que soit, dans le livre de M. de Broglie, la vérité de » portraits, je ne sais si la perspicacité de l’historien politique n’y est pas encore supérieure au coup d’œil du peintre. Justement en raison du nombre, de la diversité, de la nature particulière aussi des documens diplomatiques, rien n’est si difficile, si délicat, si hasardeux surtout que de débrouiller l’écheveau d’une intrigue politique de quelque importance et de quelque durée. Ou plutôt, en pareille occurrence, les documens, quelquefois, servent si peu qu’ils égarent non-seulement les historiens novices, mais ceux mêmes qui, vieillis dans l’étude de l’histoire, ont négligé d’étudier particulièrement les finesses, les subtilités, je puis bien dire les roueries de la langue diplomatique. Ici encore, ses traditions de race et sa propre expérience des affaires avaient comme prédestiné le duc de Broglie à son livre. Aussi est-ce un plaisir de l’espèce la plus rare, — attendu que de très grands historiens, Macaulay, par exemple, ne nous le donnent pas toujours, — que de suivre le duc de Broglie démêlant un à un, d’une main légère et souvent malicieuse, tous ces fils enchevêtrés, les isolant, puis les rapprochant, nous montrant, où nous n’apercevions que désordre et que confusion, une trame industrieusement ou savamment ourdie, et nous faisant comprendre enfin ce que c’était que la diplomatie dans ces grands états d’autrefois dont on peut dire avec vérité qu’assez inattentifs à ce qui se passait au dedans d’eux, toutes leurs préoccupations, toutes leurs forces, toutes leurs ressources étaient tendues vers le dehors… Mais i ’y a là quelque chose de plus que des traditions ou l’expérience des affaires. À ce degré de hauteur et de généralisation, c’est l’instinct de la grande histoire, et ce mot aujourd’hui vaut la peine qu’on l’explique.

On a beaucoup médit, et surtout dans le temps où nous, sommes, de la chronologie d’abord, et puis, comme on l’appelle assez dédaigneusement, de l’histoire des Traités et des Batailles. Les démocrates plus avancés disent : l’histoire des rois et, — quand du moins ils admettent l’histoire, — prétendent la remplacer par l’histoire des peuples. N’a-t-on pas même voulu faire passer cette conception nouvelle jusque dans les programmes de l’enseignement secondaire, ou plutôt n’est-ce pas elle qui depuis quelques années les a si maladroitement transformés ? Comme si les peuples avaient véritablement une histoire, comme si partout et de tout temps, dans la Gaule antique au temps de la conquête germaine, et dans la France moderne au temps de la révolution, la grande affaire de la multitude (et la multitude c’est ici tout ce qui ne représente pas sur le théâtre du monde) n’avait pas été de vivre, de vaquer comme elle pouvait à ses occupations, de travailler au jour le jour de son art ou de son métier, de s’accommoder du présent et de s’assurer de l’avenir ! A Paris, en pleine terreur, promenades, cafés et