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admiration mal placée ! Est-il permis de se dire marin, quand on ose se plaindre « d’avoir passé une nuit en pleine mer, sans manger, sans dormir, dans une saison critique, à cette funeste époque du coucher des pléiades, où l’obscurité, déjà si pénible et si périlleuse, peut à chaque instant devenir plus affreuse encore par l’orage ? » Voilà les propos que vous entendrez sur la trière ; Barras de La Penne et le capitaine Pantero-Pantera les ont retenus : ils les répètent avec une émotion qui ne fait que médiocrement honneur aux marins de la Méditerranée. À bord du Drakar, ce sont d’autres accens qui frapperont votre oreille : le pirate y redit gaiement ses vieux refrains de guerre, pendant que le vent déchaîné rugit et que la barque robuste passe à travers la vague, comme la main d’un enfant dans la crinière d’un lion apprivoisé. Même aux jours de Ruyter, les Suédois et les Norvégiens seront encore réputés les premiers matelots du monde ; ces hommes doux et forts descendent en droite ligne des Edelingnes, qui ont conquis l’Islande et découvert le Groenland, probablement même l’Amérique. Ils ne songent plus « à brandir le glaive, à enlever les biens et à tuer les hommes ; » ils fendent toujours les mers de glace dans leurs bateaux et, après s’être montrés aux populations étonnées de la Sibérie, vont, à travers le détroit de Behring, déployer le drapeau Scandinave sur les côtes de l’Ile Zipangri et du Cathay : Sébastien Cabot en a dû tressaillir de joie dans sa tombe. Heureux les souverains qui trouveront de tels sujets pour monter leurs flottilles ! La Manche est un fossé, la Mer du Nord un lac, quand on sent, calme et fier, battre dans sa poitrine le cœur des Sœkongar. Si, au lieu de soldats romains, Germanicus eût embarqué des Cimbres et des Teutons, sa flotte eût probablement évité le naufrage : Tacite ne nous aurait pas découragés[1].

Retournons à bord de la capitane : elle flotte encore, n’est-ce pas ? Pourquoi donc tant gémir ? Est-ce une si grosse affaire de voir « entrer l’eau dans ses souliers par le collet ? » Dès que les premières lueurs du jour commencent à poindre, le général compte avec anxiété ses galères. Dieu soit loué ! Il n’en manque aucune à l’appel. Le pilote réal reconnaît son terrain ; on peut en toute confiance pouger pour aller prendre le port. Le vent est encore assez frais : nous nous contenterons du tréou : Pouge ! Mole la bouline et la bounigne. ! Casse à poupe l’escotte. Hale le bras dret et tout d’un temps ! Mole l’escotte et le bras de la senestre !

Le sillage devient à l’instant rapide ; en quelques heures, on a gagné la rade. Il est maintenant prudent de se débarrasser du tréou, de l’embrouiller — en d’autres termes de le carguer — et

  1. Voyez, dans la Revue du 1er avril 1880, les Grandes Flottilles.