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quelquefois de choses dans un seul mot, si ce mot est mis en sa place, et par le choix d’un grand écrivain ! Car Rousseau n’a point dit du tout »que Prévost n’avait pas dans la conversation le coloris de ses romans, » ce qui signifierait qu’il était lourd, lent et terne, causeur aussi médiocre, ou maussade même, qu’élégant écrivain. Mais Rousseau dit que Prévost « n’avait rien dans l’humeur ni dans sa société du sombre coloris de ses romans, » ce qui veut dire qu’il était aussi simple, aimable et même gai, que ses romans sont tragiques, sombres et machinés. Et il y a là tout un côté du talent de Prévost que Sainte-Beuve a mal vu, car on ne saurait croire autrement qu’il eût négligé de le faire ressortir. C’est ce que nous allons tâcher de montrer en passant de l’homme à l’œuvre, et de Prévost à ses romans.


II

Ce n’est point, en effet, une imagination riante que celle de Prévost, mais au contraire, une imagination forte, comme on disait alors, une imagination mélancolique, une imagination presque noire. Il est le vrai créateur du genre que la fameuse Anne Radcliffe plus tard, et Lewis le moine, et Ducray-Duminil, et nos romantiques après eux devaient porter jusqu’à sa perfection, c’est-à-dire jusqu’à l’absurde : le genre de Han d’Islande et de Bug-Jargal. Dans les Mémoires d’un homme de qualité, dans Cléveland, dans le Doyen de Killerine, dans la Jeunesse du commandeur, dans les Mémoires de M. de Montcal, le nombre d’aventures effrayantes qui s’enchevêtrent et se nouent n’est égalé que par celui des funestes coups d’épée qui les tranchent. Il s’y verse des flots de sang et il y coule des torrens de larmes. Le féroce Ecke, dans les Mémoires de M. de Montcal, commet à lui seul autant de crimes que plusieurs héros de Crébillon le tragique mis ensemble ; et le perfide Gélin, dans Cléveland, peut passer à bon droit pour le premier ancêtre de tout ce que notre siècle a vu de traîtres de mélodrame se démener et rugir sur les planches de l’ancien Ambigu. « Je viens ici combler la mesure de mes crimes, s’écrie-t-il quelque part en s’adressant à Cléveland. J’ai séduit votre épouse, j’ai massacré votre frère et votre ami ; je veux maintenant vous arracher la vie à vous-même, ou perdre la mienne par vos mains. » Et Cléveland, que répond-il ? .. Mais je ne me pardonnerais pas, et le lecteur encore bien moips, d’analyser ici Cléveland ou le Doyen de Killerine. Ils sont trop longs. On se contentera donc de prendre une idée générale des Mémoires de M. de Montcal,