Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 67.djvu/820

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme Cléveland ou le Doyen de Killerine, aux proportions de quatre ou cinq volumes, une autre espèce de dramatique s’y mêle, qu’il va chercher au-delà des mers, si je puis ainsi dire, en ajoutant aux horreurs que lui offrent les guerres d’Angleterre ou d’Irlande celles que l’on peut tirer de la description d’une scène de piraterie ou d’un festin d’anthropophages. Joignez maintenant à tout cela des cavernes ignorées du reste de l’univers, des maisons avec trappes ou panneaux dans les murs, des souterrains où s’accomplissent des mystères funéraires, des songes, des apparitions, des fantômes, que sais-je encore ? et vous vous rendrez compte où la pente naturelle de son imagination emportait ce fécond romancier. Non ! en vérité, quoi qu’en ait pu dire encore Jules Janin, qui sans doute n’avait pas plus lu Cléveland ou la Jeunesse du commandeur que le Pour et Contre, l’auteur de la Vigie de Koatven ou d’Atar Gull, — c’est Eugène Sue qu’il voulait dire, on pourrait l’avoir oublié, — n’a pas plus cherché le succès dans l’étrange ou dans l’horrible que ne l’a fait au siècle du fard, de la poudre et des mouches, l’autour lui-même de Manon Lescaut.

Dirai-je que ces inventions, qui nous paraissent aujourd’hui plus ridicules qu’émouvantes, étaient neuves alors, neuves dans le roman français et neuves dans le roman moderne ? Oui et non. Le Sage et Marivaux, on l’a vu, Le Sage, dans les Aventures de Robert Chevalier, dit de Beauchêne, et Marivaux avant Le Sage, dans les Effets surprenans de la sympathie, s’en étaient l’un et l’autre servis. Mais ni l’un ni l’autre, à vrai dire, n’avait l’air en pareil cas de croire lui-même à ce qu’il racontait, et dans le moment le plus pathétique, au seuil même de la tragédie, c’était un mot, c’était un tour de phrase, — moins que rien, quelque chose pourtant, — qui nous avertissait d’être en garde et de résister au plaisir d’être émus. Prévost au contraire, dans ses fictions les plus invraisemblables, se met et se donne tout entier. Le roman n’est pas un jeu pour lui, parce que la vie n’est pas une comédie pour ce cœur faible, ardent et passionné. Plus tard, quand sa réputation sera faite, il écrira vraiment et uniquement pour vivre, mais maintenant, c’est pour se soulager lui-même qu’il compose, et il se calomnie quand il dit le contraire ; Déjà semblable à quelque héros de nos romans modernes, « sous un visage en joie et tranquille, il porte un fond secret d’inquiétude et de mélancolie qui l’excite sans cesse à désirer quelque chose qui lui manque, et ce besoin dévorant, cette absence d’un bien inconnu, l’empêchent d’être entièrement heureux. » C’est le portrait de son cœur, comme il dit, qu’il nous trace en ces termes. Tourmenté de cette inquiétude et victime de cette mélancolie qui tour à tour l’ont jeté du siècle dans le cloître et du cloître ramené au : siècle, s’il cherche dans le travail un moyen de