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à la trace, est devenu le genre plus familier du roman moderne. Mais c’est bien de Racine que tout cela procède. Et si l’on veut retenir absolument quelque chose de l’opinion de Sainte-Beuve, il ne subsiste ici du roman de La Calprenède et de Mlle de Scudéri que le peu qui, comme on l’a dit, en avait passé déjà dans la tragédie de Racine.

Suivons l’indication. Ce que n’avait vu ni Le Sage ni Marivaux, et ce que Prévost, après Racine, a si bien vu, c’est en premier lieu ce que l’amour a de soudain, et, partant, d’irrésistible. Dans les romans antérieurs, et dans Marianne même encore, l’amour est une passion (si tant est qu’il en soit jamais une) qui n’a pas d’abord toute sa force. On y passe du caprice à l’estime, de l’estime au sentiment, du sentiment à la tendresse, de la tendresse à la passion, lentement, successivement, progressivement. Mais, dans les romans de Prévost, comme dans les tragédies de Racine, l’amour éclate aussitôt de toute sa violence. Rappelez-vous le récit du chevalier des Grieux : « Elle me parut si charmante, que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention,.. je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport. » Tous ses héros, toutes ses héroïnes parlent de ce style, et, pour user ici de ses propres expressions, a toute la capacité de leur âme étant absorbée par le sentiment, » ou encore, « la passion troublant à la fois tout leur sang et toute leur raison, » ils s’élèvent d’abord au paroxysme de l’amour et s’y maintiennent ; aimant sans borne et sans mesure, parce qu’ils ont aimé sans choix et sans réflexion.

En effet, ce que Prévost n’a pas moins bien vu, c’est ce qu’une telle manière d’aimer, — qui peut-être est seule digne de ce nom, — a d’indélibéré, de mystérieux et de fatal. « Pourquoi, dit quelque part un de ses personnages, pourquoi, tandis que le penchant que nous avons pour les femmes en général n’a qu’un certain degré de force, une passion particulière dont nous sommes atteints en a-t-elle quelquefois infiniment davantage ? » Et un autre lui répond tout ce qu’il semble jusqu’ici que puissent répondre à cette question la sagesse et l’expérience : « Parce qu’il y a des cœurs faits les uns pour les autres, et qui n’aimeraient jamais rien s’ils n’étaient assez heureux pour se rencontrer. » N’est-ce pas comme s’il disait qu’il y a des victimes d’amour désignées par le sort, qui aiment quand vient leur heure, dont la destinée ne dépend pas d’elles-mêmes, et qui se livrent à leur passion comme elles feraient au supplice ? « Il l’aborda, et si ses premiers regards lui firent une conquête de la fille du chevalier, il devint lui-même la sienne en un instant… Je lui ai entendu dire bien des fois qu’il n’avait rien aimé sérieusement