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jusqu’alors, et que, se sentant tout d’un coup si excessivement touché, il en avait frémi, comme par un pressentiment secret des peines que l’amour allait lui causer, » ou encore : « Que je devais payer cher à l’amour l’insensibilité où j’avais vécu jusqu’alors ! Il était donné à ma famille d’aimer comme les autres hommes adorent, c’est-à-dire sans borne et sans mesure. Je sentis que mon heure était venue et qu’il fallait suivre la trace de mon père. Je priai le ciel intérieurement de détourner de moi ses malheurs, et de ne pas permettre que les miens augmentassent. » L’amour, qui pour les amans ordinaires est le commencement du bonheur, et dans nos anciens romans le principe même de la gloire, est donc uniquement pour les amans de Prévost la déplorable origine de leur infélicité. Leur passion les plonge dans « une mer d’infortunes, » d’où ils essaient vainement de se sauver. Car n’ayant pas en leur pouvoir le choix de ce qu’ils aiment, ni la force de résister à un destin dont ils ne sont pas tant les complices que les victimes, ils n’ont pas non plus en leur possession la fin de leur amour, ni les moyens de le faire autrement se terminer que par la mort. « Je regarde la fin de ma vie comme très prochaine, dit une de ses héroïnes, mais j’en ai fait le sacrifice à mon amant en lui donnant toute ma tendresse ; je savais bien que je n’étais pas capable d’aimer médiocrement, et jamais il n’y eut de malheurs si prévus que les miens. »

Ces citations peuvent suffire. Elles expliquent assez le mot de JP de Lespinasse, que si Prévost a connu tout ce que l’amour a de doux, il a aussi connu tout ce qu’il a de terrible ; ses romans sont vraiment des drames ou des tragédies d’amour ; il le sait, il s’en rend compte lui-même ; il s’en fait un juste mérite quand il dit que ses histoires ne sont composées que « d’actions et de sentimens ; » qu’elles n’ont besoin, comme celles de ses rivaux de popularité, ni du sel de la satire, ni de celui de la licence ; qu’elles peuvent même se passer de l’éclat des descriptions ou de la recherche du style ; et, en effet, elles contiennent quelque chose qui vaut mieux que tout cela, puisque la passion y fait, y domine et y emporte tout. On peut, on doit ajouter qu’en transposant ses histoires du domaine de la légende héroïque sur le terrain de la vie familière, il s’est rendu compte également, sinon peut-être de la révolution qu’il opérait, à tout le moins des raisons qui rendaient cette révolution nécessaire. « Les grands, dit son Cléveland, ne connaissent point les effets des passions violentes, soit que la facilité qu’ils ont à les satisfaire les empêche d’en ressentir jamais toute la force, soit que leur dissipation continuelle serve à les adoucir. » M. Richardson, assurément, ni Rousseau, ni Diderot, ni Beaumarchais ne diront mieux ni ne verront plus clair. Quand ils revendiqueront les droits