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du simple « citoyen » à remplacer désormais les tyrans sur la scène et les princesses dans le roman, ils n’en donneront pas des raisons aussi philosophiques. Et l’homme qui le premier, dans l’histoire du roman, a su consacrer de l’autorité d’un chef-d’œuvre tel que Manon Lescaut tout ce que cette conception du drame bourgeois de l’amour avait alors de vraiment nouveau, cet homme eût sans doute été le créateur du roman moderne s’il n’eût été malheureusement, d’autre part, le besogneux aventurier de lettres que l’on sait.

Il serait étonnant qu’après avoir posé si hardiment les prémisses, Prévost n’en eût pas lui-même déduit l’inévitable et dernière conséquence. Aussi l’en a-t-il déduite, et longtemps avant Chamfort, dont on connaît le célèbre aphorisme, — car pour Jean-Jacques, on verra que, moins hardi qu’on ne le croit, il a reculé devant cette extrémité, — c’est encore l’auteur de Cléveland et du Doyen de Killerine qui, le premier dans le roman, a proclamé « le droit divin » de la passion. Si c’était de morale qu’il s’agissait, il y aurait sans doute beaucoup à dire, mais c’est d’esthétique et non pas d’éthique ici que nous traitons. Nous ne rechercherons donc même pas comment cette doctrine de la souveraineté de la passion s’ajuste avec les prétentions ordinaires de Prévost. Il se vante en effet, aussi souvent que personne en son siècle, de respecter la morale et de prêcher la vertu. Ce n’en est pas moins lui qui l’a formulée dans le roman, ou même dans l’art moderne, avec une netteté que personne n’a depuis dépassée : « Il me parut, après un sincère examen, que les droits de la nature étant les premiers de tous les droits, rien n’était assez fort pour prescrire contre eux ; que l’amour en était un des plus sacrés, puisqu’il est comme l’âme même de tout ce qui subsiste ; et qu’ainsi tout ce que la raison et l’ordre établi parmi les hommes pouvaient faire contre lui, était d’en interdire certains effets, sans pouvoir jamais en condamner la source. » On sait la fortune que la doctrine a faite. Deux ou trois générations, au moins, de poètes et de romanciers, depuis l’auteur de Manfred et de Don Juan, en passant par celui de Marion Delorme et de Ruy Blas, pour aboutir à celui de Valentine et de Jacques, s’en sont éloquemment inspirées. De la littérature on l’a vue passer dans les mœurs. Pendant plus d’un siècle, on a feint de croire, on a peut-être cru que la passion, comme le feu, purifiait tout ce qu’elle touchait, et que l’amour, pourvu qu’il fût sincère, fondait un droit contre le droit même. Fausse ou vraie, dangereuse ou salutaire, destinée peut-être à périr ou au contraire marquée pour durer, s’étendre, s’affermir encore, la doctrine aura donc en tout cas occupé dans l’histoire une place assez considérable pour qu’il convienne, selon les humeurs, d’en imputer le blâme ou