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difficile que le « premier coup porté fût mortel, » et, dans le cas même où l’on en aurait chargé le plus ignorant des barbiers de village, il faudrait donc qu’il eût saigné Prévost comme on fait un bœuf à l’abattoir. Tout ce que l’on peut admettre, c’est que, frappé d’apoplexie dans la forêt et transporté chez le curé de Saint-Firmin, ainsi qu’en témoigne son extrait mortuaire, on aura naturellement, comme en cas d’apoplexie, voulu saigner Prévost, et qu’il sera mort pendant qu’on le saignait, et non pas à cause, mais malgré la saignée. Mourir dans ces circonstances est encore assez brusque et, par conséquent, suffisamment dramatique. Malheureusement on ne dira jamais ce que la fureur de l’effet littéraire a coûté d’exactitude à la vérité de l’histoire. Par une espèce de dérision, dont on n’a même pas l’air de sentir toute la cruauté, les biographes trouvent qu’elle a fait bien, » cette mort singulière, pour terminer la vie, déjà suffisamment romanesque elle-même, d’un grand romancier. Et quand nous pourrions montrer, avec la dernière évidence, sur des pièces authentiques et des témoignages dûment légalisés, que ce n’est qu’une légende, je crains fort que l’on ne mit en doute l’autorité des témoignages et l’authenticité des pièces plutôt que de renoncer pour toujours à ce dénoûment. Nous, en tout cas, pour les raisons que nous avons dites, avant de faire entrer dans la biographie de Prévost cette dernière aventure, nous attendrons un supplément d’enquête, et nous ne retiendrons de ce récit que la date du 23 (ou du 25) novembre 1763.

Nous avons dit une fois, — et s’il est permis de se citer soi-même, n’est-ce pas quand il est question de se corriger ou de s’expliquer ? — parlant d’un romancier contemporain, qu’il demeurerait l’auteur de son livre unique, de même que Prévost demeurait uniquement l’auteur de Manon Lescaut. Et c’est vrai si l’on se met au point de vue de la pure histoire de la littérature. De l’œuvre entière de Prévost, Manon Lescaut seule demeure, puisqu’on ne lit que Manon Lescaut, et qu’après avoir lu pour mon instruction les Mémoires de M. de Montcal ou la Jeunesse du commandeur, je n’oserais engager personne à les lire pour son plaisir. Mais l’histoire de la littérature est une chose, et l’histoire littéraire en est une autre, ou encore, si l’on veut, l’histoire littéraire est comme la carte générale d’un vaste pays dont l’histoire de la littérature ne relève, pour ainsi dire, et ne cote que les sommets. L’histoire de la littérature se complaît dans les hauts lieux, et l’histoire littéraire dans la plaine où (non sans quelque danger parfois de prendre des taupinières pour des montagnes) elle aime à suivre et figurer les moindres ondulations du sol.

C’est surtout du point de vue de l’histoire littéraire que je me